Le premier jour du reste de ta vie*

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- Sérieusement, papou ? 

Mon père émerge difficilement de son sommeil, et peste de sa voix pâteuse en se demandant ce qu'il a pu faire dans une vie antérieure pour que je le malmène comme ça. Concernant sa vie antérieure, je ne me prononcerais pas, mais dans sa vie actuelle j'ai ma petite idée. 

- Je viens de découvrir le "véhicule" qui remplace ma citadine, devant la maison... Je ne sais pas si je dois rire, pleurer, protester ou faire une grève de la faim. Une idée ? 

- Voeux de silence, ma chérie. Et d'abstinence, pour épargner ton pauvre père. 

- Quelle fille voudrait épargner son pauvre père quand celui-ci vous fait rouler dans un tel paquebot ? Je vais même pas réussir à sortir de la ruelle avec ce truc, et vu la dégaine globale, il doit pas y avoir de caméra de recul là bas dedans. J'ai une gueule de routière ? C'était quoi avant un camion pizza ? 

Mon père marmonne une explication en rapport avec le prix du dit tas de ferraille et je préfère claquer la porte de sa chambre, les clefs toujours dans une main, de l'autre mon sac de cours avec mon ordinateur et mon agenda - mon plus fidèle ami. 

Mon père descend me rejoindre dans le salon pour se servir un café avec son tee-shirt usé de Nirvana, les yeux encore mi-clos et ses cheveux sans-dessus-dessous. Il a la dégaine typique du quadra célibataire qui est dépassé par l'éducation de sa fille. Avec un petit côté artiste maudit pour clore le tout. 

- Vois le bon côté des choses, c'est un neuf places : tu vas pouvoir partir avec tes potes faire des randonnées, des road-trips ou je sais pas quelle connerie d'ados, c'est quand même cool, non ? 

- Tu va me la jouer papa moderne qui propose à sa fille de partir faire le tour du monde entre potes après m'avoir fait emménager dans le trou du cul du monde ? 

- Et tu peux même enlever les sièges et t'installer un matelas pour dormir dedans quand tu as trop bu. 

- J'hallucine... 

- C'est plus raisonnable que de dormir chez Kevin le playboy ou de prendre le volant. 

Voilà, mon père dans toute sa splendeur. Voilà le fruit d'une éducation de soixante-huitards qui essaye d'élever une fille au vingt-et-unième siècle. Un papou laxiste mais prévenant qui n'aime aucun garçon de mon âge (qu'il s'imagine être des Kevin le playboy en puissance) mais qui prévoit une camionnette pour que sa fille chérie découche en sécurité. Le progrès et l'émancipation, on vous dit. 

J'attrape un reste de pizza dans le frigo pour me faire office de petit-déjeuner et file vers la voiture déclarée "indépendance pour ma fille" ou "tranquillité d'un père dépassé" au choix. Bien sûr, pas d'ouverture centralisée ou de vitre électrique, et une boîte à vitesse rigide comme mon grand-père décédé. On va faire avec, Kam

Passé les premières minutes de déception, je m'aperçois qu'à défaut d'être confortable, cette camionnette se fond parfaitement dans le décor de ma nouvelle ville. Ma citadine de bobo parisienne aurait probablement fait tâche sur la parking de l'école, je concède.

L'école est d'ailleurs ancienne malgré quelques ajouts de modernité - unique preuve d'un passage dans notre siècle. La façade est recouverte de lierre et de glycine (et je déteste l'odeur de ces dernières, ça sent la mémé du seizième). Ce détail olfactif mis de côté, l'endroit est plutôt joli avec son bassin vide et usé et sa végétation qui a l'air d'avoir repris ses droits. Je m'avance vers l'enceinte en remarquant que tout le monde est encore sur le parking et que des groupes se sont formés... évidement, ici, tout le monde se connait déjà. Chouette, j'adore me sentir seule et invisible. Je respire et me dit que je pourrais faire la même chose que mon père pendant un an : observer ces gens comme on observe une communauté de l'autre bout du monde, avec curiosité mais tolérance. Je pourrais même, à force d'observation, les imiter pour m'intégrer ensuite. J'aurais alors de super anecdotes pour mon retour dans ma vraie vie. Comme un John Smith* qui partirait pour le Nouveau Monde.

Je commence mon expérience sociale en remarquant des gestes pour se dire bonjour qui divergent d'un groupe à un autre. Comme dans les films sur les gangs américains. Certains se tapent la main, en l'air, d'autres serrent le poing quand parfois on hoche simplement la tête à distance. Même à l'intérieur d'un clan, le rituel pour se dire bonjour diffère, l'approche est parfois frontale et parfois très discrète. J'essaye de trouver une explication : aucune dans le physique, le genre ou la supposé appartenance sociale. Peut-être l'âge qui est plus difficile à deviner. Quelques clans se démarquent un peu : soit par le bruit qu'ils font, soit par leurs nombres. Mais le rapport nombre / niveau sonore n'est pas proportionnel, au contraire. 

Je reste plantée devant les marches qui mène au hall d'entrée et continue d'épier ce nouveau monde. Un groupe attire particulièrement mon attention. Ils ont l'air très tactiles entre-eux, une fille saute même sur le dos d'un de ces camarades pour lui dire bonjour avant de foncer sur une de ces amies pour la prendre dans ses bras. Ils sont une dizaine mais on l'air d'être plus nombreux que la totalité du parking. 

Je suis interrompu dans mon analyse par un groupe qui s'avance dans ma direction, une des filles tient la main d'un mec et me sourit poliment avant de faire un geste du menton pour m'indiquer que je peux entrer. Elle et son groupe ressemble à mes propres amis, avec un peu moins de style peut-être. Ils portent tous un tee-shirt et un jeans avec des baskets de ville, basique.

Le hall est très lumineux avec ces grandes vitres et il y a une sorte d'aquarium sur le côté avec le panneau "accueil" mais personne à l'intérieur. On dirait le guiché d'une piscine municipal dans sa construction, alors que le reste de l'architecture est clairement plus classe bien qu'un peu sauvage. Je me dirige vers un grand panneau d'affichage où les élèves s'attroupent déjà en s'exclamant ou en pestant sur leurs classes. Je cherche mon nom parmi les listes, remarquant que certains noms de familles reviennent très souvent - phénomène assez normal dans les petites villes où tout le monde se connait et où tout le monde à plus ou moins un lien de parenté. Lorsque je trouve mon nom, je soupire devant la faute d'orthographe habituelle : Camille Char. Ma mère voulait m'appeler Camille, mais mon père trouvait les initiales C.C. ridicules. Il a alors décidé d'écrire mon prénom avec un K. Kamille. Un nom plutôt commun avec une orthographe originale ; c'est tout mon père. Malheureusement, personne n'écrit jamais un nom aussi banal que Camille avec un K, on ne se pose même pas la question. 

Une fois mon emploi du temps trouvé, je me dirige vers ma salle pour un premier cours de maths qui s'annonce ennuyeux. En entrant dans la pièce, je me dit qu'ils ont vraiment un problème de décoration ici. Les murs sont saturés d'un rose criard à vous faire plisser les yeux, du sol au plafond la même couleur atroce et primaire - qui fait vaguement penser à ma chambre dans sa version verte. On aurait dit le bureau du Professeur Ombrage* les chatons en moins. 

Trouver une place au milieu, pour éviter de se faire remarquer. Je commence à zieuter sur une table seule sur le côté gauche, près de la fenêtre même si les stores sont encore baissés quand quelqu'un me passe devant pour s'asseoir mollement. Une ravissante petite brune au yeux verts s'adosse à la chaise avant de jeter un regard vers moi. Elle est assise, je suis debout, j'aurais dû me sentir en position de force mais son regard m'a presque donné envie de baisser la tête et de ramper à terre. Elle ne fronce pas le sourcils pourtant, et n'a rien de dédaigneux sur le visage. Ces yeux sont grands ouverts et fixent sur moi. Je reste plantée là quelques secondes avant de pouvoir ouvrir la bouche. Elle m'arrête en hochant la tête de droite à gauche. Je comprends qu'elle essaye de me dire quelque chose. De renoncer ? De me taire ? Elle lâche mon regard et s'enfonce un peu dans sa chaise. Du bout du pied, elle agrippe celle qui est devant elle et la tire de sous le bureau. Elle me regarde à nouveau, les mains dans les poches et pointe du menton la place libre. Cette place qu'elle aurait pu prendre mais... non. Je m'assoie, rigide, et lorsque le prof arrive enfin, je me demande où est passé toute ma belle répartie et pourquoi je n'ai pas protesté plus que ça. 

Ce n'est qu'une place après tout. 

La meute de JuneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant