Quignon s'affaira donc à modifier l'aspect extérieur de la Conque. Il se rendit chez Pollin (le droguiste) et acheta tout un matériel de peinture. Puis il se mit à peindre la Conque aux couleurs de l'arc-en-ciel, tous les soirs pendant deux ou trois heures, après la fermeture. Il peignait en amateur, voire en débutant, mais avec conviction. On pouvait dire qu'il s'appliquait diablement, le vieux Quignon : il y passait souvent plusieurs heures par jour, fermant parfois la boutique en plein après-midi, et laissant ainsi filer un certain nombre de clients. Se découvrant soudain une nouvelle vocation, il se mit au bout de quelques semaines à fermer boutique un jour sur deux, puis de plus en plus souvent, afin de pouvoir se concentrer sur son œuvre dont il osait de moins en moins penser qu'il devrait un jour la vendre.
Sur le côté droit de la surface il avait peint une fresque étrange qui montrait une foule de petits personnages s'escrimant à escalader les couleurs de l'arc-en-ciel avec toutes sortes d'ustensiles pas toujours appropriés à ce genre d'entreprise : parapluies, casseroles, chaises, porte-chapeaux, bouilloires de cuivre volumineuses et bon nombre d'autres articles que, bizarrement, l'on retrouvait ici ou là dans le magasin de Quignon. Sur l'autre face, l'artiste avait enroulé selon la forme de la coquille les couleurs de l'arc-en-ciel en une sorte de tourbillon, créant ainsi un arc-en-ciel en spirale, dont les différentes nuances s'enroulaient en escargot jusqu'à se mêler au cœur de la composition dans une zone trouble qui avait pour centre un infime point blanc, à peine perceptible.
Le dos de la Conque présentait un condensé de la vie sous-marine telle que l'interprétait l'auteur : les couleurs de l'arc-en-ciel prenaient des teintes sombres et opaques, comme on imagine un arc-en-ciel passant dans une soupe aux légumes verts, et se constellaient de minuscules créatures du fond des mers, crevettes, étoiles de mer, hippocampes, méduses, huîtres et moules avec en outre, dans le bas de la composition, une reproduction miniature de la Conque elle-même, vue du côté de l'arc-en-ciel en spirale (Quignon avait même reproduit le minuscule point blanc au centre du tourbillon, en beaucoup plus petit encore). Çà et là scintillaient, un peu partout sur la coquille, de petits cristaux multicolores dont elle semblait être sertie, mais qui étaient en vérité minutieusement peints à la main par le maître d'œuvre pour donner l'illusion de la brillance de cristaux véritables. À l'opposé, sous la bouche béante de la Conque dont il avait laissé la nacre intacte, il avait peint avec vraisemblance une chevelure d'algues enroulées et aplaties sur la coquille, qui recouvraient et voilaient les couleurs de l'arc-en-ciel de part en part dans leurs plis verdâtres, ne laissant apparaître, tout en bas de la coquille, qu'un indigo fort sombre qui, brillant par endroits de minuscules étoilettes blanches, constituait en fait une Voie Lactée miniature.
Le brocanteur Quignon œuvrait d'arrache-pied, effaçant et recommençant certains détails, se donnant vraiment du mal, et allant souvent se coucher aux aurores. Il ne voyait pas plonger son chiffre d'affaires, et d'ailleurs, il n'en avait pas grand-chose à cirer. Les choses suivraient simplement leur cours. Mais une nuit de novembre, tout s'arrêta net : un incendie ravagea son magasin, la maison (vétuste au demeurant) s'effondra et quasiment tous les articles en vente furent brûlés. Exceptée la Conque qui, miraculeusement, survécut. Mais cela lui faisait une belle jambe, au brocanteur Quignon, de n'avoir pu sauver que ce truc invendable. Le cœur fendu, il réussit finalement à vendre la Conque in extremis pour éponger ses dettes.
Elle fut rachetée par un groupe de gens astucieux qui, découragés par le taux galopant du chômage, avaient décidé de gagner leur vie par l'expédient discutable de la fondation d'une secte. En effet, ils voyaient en la Conque un objet de culte en puissance, au potentiel d'exploitation formidable en ce qui concernait la fascination des foules. La Conque bariolée fut amenée dans un garage sordide où les futurs gourous s'affairèrent à confectionner l'objet de leur culte. Ils commencèrent par délaver un peu les peinturlures puériles du brocanteur pour leur donner un aspect mystérieux et indéchiffrable, puis ajoutèrent ici et là quelques signes et symboles auxquels ils convinrent de donner un sens ultérieurement. Ils installèrent la Conque mystérieuse dans un ancien entrepôt qu'ils louèrent de leurs modestes économies rassemblées, et imaginèrent le scénario sur lequel s'appuierait leur secte future. D'un commun accord, ils décidèrent que la Conque serait un vestige d'une ancienne civilisation engloutie, genre Atlantide, dont eux, les grands gourous de la secte, auraient préservé les derniers secrets et pourraient seuls déchiffrer les signes et les quelques pages de grimoires arrachés à la griffe des siècles.
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La Conque
ParanormalUne conque géante, découverte sur la plage, change la vie de ceux qui l'approchent. Tout le monde la veut, mais qui pourra la garder sans devenir fou ?