TROISIÈME JEUNESSE

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Certes, l'ex-Comtesse n'avait pas le cœur mauvais. Elle n'était même pas aigrie par ses nombreuses mésaventures, mais cette seconde jouvence avait sur elle des effets un peu différents : la première fois qu'elle avait trouvé la Conque, elle avait réchappé d'une maladie incurable et avait pu goûter à nouveau aux joies de la santé et de la jeunesse. Elle avait toutefois tenté de maîtriser le flot d'énergies et de possibilités que la Conque lui insufflait, elle s'était efforcée, en quelque sorte, de canaliser son pouvoir, de bien tempérer cette étonnante vitalité qui ressurgissait en elle. Elle s'était aussi amusée, bien sûr, mais toujours dans les limites du licite, car elle pensait avoir du temps devant elle, et faisait quantité de projets.

Cette fois-ci, les choses étaient sensiblement différentes : le jour où elle avait perdu la Conque et recommencé à vieillir, quelque chose s'était cassé en elle, quelque chose que le retour même de la Conque ne pouvait plus suffire à réparer. C'est pourquoi elle se jetait à l'eau et se précipitait nue à travers les forêts sombres la nuit, juste pour entendre battre son cœur et courir son souffle. C'est pourquoi elle avalait des repas de titan dans les auberges mal famées des villages, et s'introduisait par effraction dans les chambres des jeunes célibataires malheureux au clair de lune pour leur redonner espoir et goût à la vie. C'est pourquoi elle faisait se déchirer les cœurs de ses pauvres marins, qui lui restaient si fidèles pourtant, car elle savait que le lendemain, la Conque pourrait de nouveau disparaître et que tout cela serait fini. Sa maladie l'avait quittée à nouveau, elle bénéficiait d'un sursis, encore, mais elle était à présent malade d'une autre façon : tout lui semblait atrocement temporaire, même le renversement du temps dans ses veines, et plus elle se sentait chaude et vivante, plus elle se sentait fragile, éphémère, et profondément, désespérément malade.

L'ex-Comtesse passa ainsi encore deux années de sursis fiévreux et tumultueux, désertée peu à peu par ses fidèles marins qui se rendaient compte, au fil des mois, d'une monstrueuse et imprévisible métamorphose en leur patronne, devant laquelle ils étaient sans défense. Échappant miraculeusement au vieillissement et à la mort, elle savoura chaque jour, chaque nuit, chaque crépuscule de cette période de rémission inespérée, se livrant aux excursions les plus improbables, les plus fantasques, sans tenir compte d'autre chose que de ce qu'elle souhaitait encore faire tant qu'elle était sur Terre. Tout se termina un soir où l'ex-Comtesse, restée seule à bord de sa péniche, sentit dans sa salle de bains comme une odeur de soufre. Passant la tête par le hublot, elle se rendit compte que la péniche avait pris feu : trop tard, trop tard déjà pour espérer éteindre l'incendie, tout ce qu'il y avait à faire était d'essayer au moins d'en réchapper. Mais au lieu de sauter à l'eau, l'ex-Comtesse se déshabilla et s'enfonça dans la Conque, où elle s'était toujours sentie plus à l'abri que partout ailleurs. Le bateau vermoulu flamba comme de l'étoupe et sa carcasse ravagée par les flammes sombra lentement sous les eaux obscures.

Ce n'est que le lendemain matin que l'ex-Comtesse fut repêchée à quelques centaines de mètres de là, transie de froid et épuisée, mais mystérieusement indemne. Une fois amenée dans une auberge et soignée, elle reprit conscience et regarda longtemps toutes les personnes affairées autour d'elle, mais sans prononcer un mot. Elle resta alitée pendant une dizaine de jours sans changement considérable puis, sans que les médecins pussent l'expliquer, se mit à vieillir très rapidement d'un seul coup. Il fallut la transporter dans une maison de retraite toute proche où elle s'éteignit, en silence, quelques semaines plus tard.

La ConqueWhere stories live. Discover now