Alyssa

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« - Je crois que je suis la seule de ma classe à être encore en vie. »

L'élève de seconde avait prononcé ses mots comme si personne ne les entendrait jamais. Sa voix avait perdu toute vivacité, tout rythme, toute mélodie. Elle ne put s'empêcher d'essayer de trouver ce qui était comique dans cette situation. Elle imagina un professeur faire cours à une classe vide, devant des bureaux tous désertés excepté un, celui de Shanna, le troisième en partant de la gauche de la première rangée. Elle se dit que ce serait embarrassant et drôle. Puis cette image la dévasta. Elle se surprit à se demander si un seul de ses professeurs avait survécu, elle qui d'ordinaire se serait peu préoccupé de leur santé. Elle se vit assister à des dizaines d'enterrements. Et elle se rendit à l'évidence : elle ne trouverait rien qui la fasse rire dans tout ça, même le comique était devenu macabre.

De l'autre côté du large bureau de bois devant lequel elle se tenait assise, l'écoutait Mme Missonde, envoyée ici dans l'urgence d'apporter un soutien psychologique aux rescapés d'un attentat ayant eu lieu dans l'après-midi, dans un lycée de la région. La psychologue d'ordinaire assignée à l'établissement n'étant pas disponible, la jeune femme avait été sollicitée étant la praticienne la plus proche du lycée en question.

« - J'aimerais que tu continues ton récit, l'encouragea la diplômée en psychologie. Mettre des mots sur des événements peut beaucoup aider ton cerveau à intégrer la réalité de ces derniers.

- Ils m'ont nettoyé, ils m'ont donné des vêtements propres. J'avais du sang partout.

- Ils ? Les policiers ?

- Euh... Oui. Non... Non, un pompier. Il m'a frotté le visage avec un torchon mouillé... Mais il ne m'a pas trouvé de chaussures... Il m'a dit qu'il reviendrait mais il y avait tellement de monde... J'ai encore du sang sur mes chaussures... J'ai encore du sang sur mes chaussures, répétait-elle, paniquée.

L'adolescente avait baissé le regard, désormais figé sur ses chaussures dont on ne pouvait plus deviner la couleur d'origine sous les taches de sang.

- Ne pense pas au matériel. Lève la tête, regarde moi, s'empressa-t-elle de dire d'un ton rassurant. Personne ne s'inquiétera de ça. Tu es en vie, tu n'as rien. C'est tout ce qui compte, Shanna. »

La jeune fille s'est tue et a relevé la tête. Elle avait le teint mat, les yeux noisette brillant d'un éclat jeune mais blessé. Ses cheveux noirs et crépus étaient attachés en deux couettes dressées symétriquement sur le haut de son crâne.

« - Il est tard..., fit remarquer la patiente. Je suis très fatiguée, j'aimerais rentrer chez moi...

- Bien sûr. Je comprends, je te libère, déclara la plus âgée avec un sourire bienveillant. Tu as suffisamment parlé, je suis satisfaite. »

Elle mentait. Il aurait tant resté à faire. Mais tous ces enfants avaient besoin de retrouver leur foyer. Et à vrai dire, elle aussi.

Toutes deux se levèrent. Alyssa Missonde ouvrit la porte à la jeune femme et la referma derrière elle. Après ça, elle fit quelques pas à travers la pièce, plaqua ses deux mains contre le premier mur qu'elle trouva devant elle et fondit en larmes. Elle laissa échapper les sanglots qu'elle enfouissait depuis des heures. Ils furent bruyants mais courts. Elle reprit son sang-froid après à peine une minute, se tint droite à nouveau, retira ses lunettes, les nettoya puis les replaça sur son nez après s'être essuyée le coin des yeux du bout des pouces.

La psychologue prit quelques dernières notes dans son calepin à propos du dernier entretien qu'elle venait d'avoir puis l'a rangé dans son sac à main qu'elle mit à son épaule. Elle s'est ensuite éloignée du bureau d'un pas calme, a éteint la lumière et quitté la pièce dont elle a fermé la porte à clé. Elle dit silencieusement adieu à cette pièce qui avait aujourd'hui vu défiler un bien trop grand nombre d'enfants ayant fait face à la mort.

Il était 21 h 30. Il faisait nuit. Alyssa était épuisée, mais elle se souvenait distinctement de tous les visages, de toutes les voix. Ils lui paraissaient avoir été des milliers, mais elle n'avait en réalité vu qu'une petite partie des élèves. Beaucoup d'autres devaient en avoir besoin, mais certains parents pensent contrôler toutes les situations, par orgueil ou par instinct de protection, en supposant que l'un ne rejoigne pas l'autre.

À la sortie du bâtiment où elle se trouvait, l'attendait un agent de police arborant un sourire railleur, qui paraissait un peu forcé. Il avait une barbe brune mal taillée et des yeux qu'on devinait rieurs dans le passé mais maintenant attristés par les cernes noires de fatigue et d'inquiétude bordant ses paupières inférieures.

« - Ils vous attendent devant le portail, la prévint-il.

Elle s'interrogea, leva un sourcil. Puis elle comprit à qui il faisait allusion.

- Et merde, jura-t-elle.

- Bonne chance, se moqua l'homme. »

Lorsqu'elle était arrivée tout à l'heure, les ambulances, voitures de police et journalistes étaient déjà tous sur place. Elle avait donc dû se garer à quelques rues du lycée et elle devrait traverser encore ces mêmes rues pour rejoindre son véhicule, ce qui signifiait traverser aussi le mur affamé de journalistes. Heureusement, la plupart des élèves avaient pu quitter les lieux en voiture depuis le parking situé à l'intérieur de l'enceinte du lycée et ainsi leur échapper. Ce ne serait pas son cas. On lui ouvrit le portail. Il restait plusieurs voitures de police devant l'établissement tandis que la dernière ambulance venait de partir devant ses yeux. Devant elle, une foule de journalistes accourraient en quête d'un nouveau témoignage. Plusieurs bras se sont tendus vers elle, lui plaçant un micro sous le menton. Elle comprit qu'elle n'avancerait pas si elle ne disait pas un mot. Les caméras étaient déjà braquées sur elle. Elle essaya de comprendre une des questions qu'on lui posait mais elles se perdaient toutes dans un brouhaha assourdissant.

« - Tout ce que je retiens, c'est ce que j'ai dialogué avec plusieurs dizaines de futurs adultes traumatisés, endeuillés, brisés par probablement la pire après-midi de leur vie, s'exprima-t-elle d'une voix claire et forte en prenant sans peine son air le plus sérieux. Tout ce que je leur souhaite c'est d'un jour pouvoir surmonter leur chagrin et surtout, leur colère. J'ai moi-même beaucoup de travail à faire là-dessus. Je suis furieuse qu'on s'en soit pris à la jeunesse de ma nation. Merci. »

Elle n'avait rien à ajouter, c'était tout ce qu'il y avait à dire. Elle était à la fois anéantie et folle de rage. Elle aperçut beaucoup de visages affligés parmi les envoyés spéciaux des différentes chaînes. Elle traversa la foule dont s'élevait toujours quelques questions criées. Elle s'engagea dans une nouvelle rue et marcha à travers la nuit d'hiver jusqu'à s'installer à la place conducteur de sa citadine rouge. Son téléphone vibra lorsqu'elle le prit dans sa main. Un SMS l'informait que la psychologue du lycée prendrait le relais pour le reste de la semaine. Elle replaça l'appareil dans son sac à main et vérifia d'un œil que son portefeuille s'y trouvait bien, avant de refermer le sac. Elle démarra ensuite et prit le large loin de ce théâtre d'horreur.

Elle espérait revoir les jeunes victimes qu'elle avait rencontré aujourd'hui. Elle souhaitait les aider autant qu'elle le pouvait, parce qu'à son échelle, c'était tout ce qu'elle pouvait faire contre le terrorisme.

Fausse alerteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant