Épilogue

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1 an après

Cérémonie commémorative des attentats de février 2018

« - Léa est morte il y a un an déjà. Je ne pensais pas que ce serait vrai un jour, je ne pensais pas pouvoir le dire à voix haute. Mais c'est vrai, et même si je ne voulais pas, j'ai fini par l'accepter, moi aussi. Je suis jeune. Je suis même encore un ado, et pour certains, je le serai jusqu'à mes vingt ans. Et quand on est jeune, on prend rarement notre chagrin au sérieux. Les adultes se disent souvent qu'on fait des colères, qu'on a des phases, qu'on est instables et « pas encore bien formés ». J'ai mis longtemps à me remettre des morts qu'il y a eu ce jour-là. En fait, je ne m'en suis pas encore remis. Mais une fois que j'avais passé des semaines et des mois à les pleurer, je me suis rendu compte de quelque chose d'aussi triste que les morts, voire plus encore. C'est qu'il a fallu tous ces morts dans un lycée français pour qu'on écoute les larmes des jeunes. Il a fallu que plus d'un millier de lycéens soient en deuil pour que les adultes réalisent qu'on était, nous aussi, capables d'être malheureux. J'ai parlé avec d'autres témoins ces derniers mois, d'autres gamins qui étaient là, et on a tous le même bilan au bout d'un an. Nos parents étaient désemparés en nous voyant si dévastés. Ils n'avaient aucune idée de comment nous consoler parce qu'ils n'avaient jamais pensé qu'il était possible de nous trouver dans un état pareil, parce qu'on est soi-disant trop jeune pour connaître ces sentiments-là aux yeux de la société. Je sais que la France n'est pas à blâmer pour la mort de mes camarades. Mais je dois dire une chose aujourd'hui.

À ma droite, il y a un drapeau français accroché à un pied d'un peu plus d'un mètre. Je le prends et le soulève d'une main. Deux agents de sécurité s'approche de moi.

- Je ne suis pas patriote. Je suis avant tout humain.

Les agents essayent de monter sur l'estrade mais les personnes présentes dans l'assemblée s'indignent et leur crient de me laisser parler. Ils obtempèrent. Je mets à bas le drapeau.

- Et je ne me sens pas plus français parce que des Français sont morts, je me sens seul. Je n'ai pas envie de soutenir mon pays, j'ai envie de soutenir les survivants, j'ai envie de penser aux proches qu'on nous a arrachés, j'ai envie de penser à la fille que j'aimais. C'est à ça que je pense aujourd'hui. »

J'envoie un regard provocateur aux agents de sécurité. Ils ne me répondent pas. Je vois Alyssa qui me sourit dans la petite foule, et plusieurs hochements de tête. Je vois aussi ma mère, les parents de Léa, et Kevin, Léo, Fanny, Sarah, Roman, Ambre, Urane, Dorian, et sûrement d'autres. Tous des élèves du lycée qui ont vu ou entendu le tueur. Shanna n'est pas présente. Elle a déménagé à l'approche du premier anniversaire pour fuir les journalistes. Je ne sais pas où, mais je suppose que c'est loin.

« - J'ai pas de place pour l'amour. Je pourrai pas dire que je n'en veux à personne et que je vais beaucoup mieux. Par contre, il y a des gens que je peux remercier. Comme ma mère qui a fait de son mieux pour me calmer même quand j'étais ingérable, comme Mme Missonde, ma psychologue qui me suit depuis le premier jour et à qui je dois la force de me tenir devant vous maintenant, comme mes camarades qui sont là aujourd'hui qui m'ont énormément aidé à sortir la tête de l'eau.

Je suis pris en photo. Je déteste suffisamment ce micro sous ma bouche, je n'en veux pas plus. J'imagine qu'il vaut mieux que je ne dise rien. J'ai voulu ça. C'est important que je m'exprime, publiquement surtout.

- Je suis surtout triste. Parce que j'ai perdu des amis. J'ai eu de la chance, car je sais que d'autres en ont perdu plus que moi, et de plus proches. Mais je me dois d'être triste, par respect pour eux, par affection. Je vais passer mes premières épreuves du bac d'ici quelques jours, et je suis triste parce que ma petite amie ne sera pas là pour me féliciter en juillet si je les réussis. Et je ne la verrai jamais stresser pour ses épreuves. Je ne pourrai pas la rassurer. Je ne pourrai pas la serrer dans mes bras quand les résultats seront publiés. Je n'aurai personne à embrasser. Ça me rend triste maintenant, mais ça me brisera le cœur quand ça arrivera vraiment. C'est pour ça que je dis que je n'ai pas de place pour l'amour.

Je respire un grand coup. Mon souffle résonne dans le micro. Je m'excuse. J'ai bientôt terminé.

- J'aimerais pouvoir dire que je n'ai pas non plus de place pour la haine, que ma peine est paisible et ma colère oubliée. Mais je n'en suis pas encore là, et je ne sais pas si j'y serai un jour. Je refuse d'étendre ma haine, je refuse de faire des amalgames. Je ne hais qu'un seul homme, celui qui m'a pris l'amour de ma vie. Je ne veux pas d'une guerre. J'espère seulement une chose, c'est que je ne recroiserai jamais celui qui a pris toutes ces vies, parce que si ça arrive, cette fois, c'est lui qui n'aura même pas le temps de voir mon visage. »

La fin de mon discours jette un froid. Les personnes que je connais s'obligent à des applaudissements timides. Les autres s'abstiennent dans la plupart des cas. Je descends et rejoins d'abord Alyssa.

« - Qu'est-ce que t'en as pensé ?, la questionne-je.

Elle pose ses mains sur mes épaules.

- C'était super.

- Vraiment ?

- Vraiment, confirme-t-elle. »

Je souris et vais voir ma mère. Elle me prend dans ses bras sans attendre.

« - Bravo. J'aurais jamais su dire toutes ses choses à ta place. Je suis fière de toi.

- Merci, maman. »

Je me blottis contre elle comme quand j'étais tout petit. Alyssa monte à son tour sur la tribune. Elle y parle pendant un moment de l'islam et du souci de crédibilité auquel les musulmans font face par les temps qui courent. Elle rappelle que l'islam est une religion pacifiste, que les musulmans ne veulent de mal à personne, qu'ils sont nombreux à être français et très contents de l'être. J'écoute avec fascination ce qu'elle dit du début à la fin. Sa prise de parole est magnifique. Je l'applaudis de toutes mes forces lorsqu'elle a fini. Puis je rejoins le groupe des jeunes. Ils sont très silencieux. Mais je reste avec eux jusqu'à ce que je parte. Ils ont besoin de moi et j'ai besoin d'eux. Ensemble, nous symbolisons quelque chose de fort. Sans parler aussi longtemps que tous les adultes qui ne nous connaissent même pas, nous pouvons partager plus que ce qu'ils proposent à la télé. Notre but n'est pas de nous faire voir ou de faire de l'audience. Nous voulons seulement perpétuer le souvenir. Il faut que nous parlions aux journalistes, que nous participions à des hommages comme celui-là, jusqu'à la fin de nos vies s'il le faut. C'est devenu une partie de l'Histoire dont on doit se rappeler. Le passé nous forge et nous influence. J'y crois profondément. L'éducation apporte le progrès. Il n'y a qu'une seule condition pour que ça marche. Personne ne doit oublier.

Fausse alerteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant