La vie doit continuer (1/2)

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Alyssa, 8h04

« - Ça va être une journée difficile. »

Parfois, ce constat s'impose comme une évidence. Une personne que l'on va voir va ramener à notre esprit des souvenirs douloureux, et cette rencontre suffira à faire d'une journée comme les autres, une épreuve terrible.

Alyssa était sur le point de vivre une de ces journées difficiles, mais elle n'était pas la seule, ce qui la poussait à distinguer l'évidence et la fatalité. De plus, elle pouvait s'estimer chanceuse de pouvoir s'y préparer, de ne pas être prise au dépourvu, comme elle l'avait été auparavant. C'est pourquoi elle ne se laissait même pas penser à l'éventualité de se plaindre, puisque son devoir consistait avant tout en aider ses patients à traverser cette dure journée. Cela signifierait probablement partager leur douleur, huit mois après les événements tragiques qui avaient coûté la vie à cent trente-deux personnes, dont plus de cent mineurs, dans un lycée public des environs.

Malgré la charge d'émotions négatives qui lui revenaient, la psychologue était reconnaissante que ce jour arrive. Elle se congratulait de l'accomplissement de ses objectifs, c'est-à-dire d'avoir pu revoir la majorité des victimes qu'elle avait accompagné le jour de l'attaque. Elle avait plusieurs rendez-vous importants aujourd'hui. Parmi eux, Shanna et James. Elle avait suivi Shanna de très près depuis leur première rencontre, elle l'avait revu le lendemain même, puis quasiment tous les jours, pendant un mois entier. Les rendez-vous s'étaient peu à peu espacés, d'un par semaine, jusqu'au rythme actuel de deux par mois.

Mais, à son plus grand regret, il était impossible d'en dire autant pour James. Elle ne l'avait jamais revu, n'avait jamais rien entendu le concernant en huit mois. Silence radio.

Puis, il y a une semaine, elle avait reçu un appel des plus inquiétants de sa part. Il y racontait, entre autres choses, son deuil qui n'avançait pas, l'état de désespoir qui le tenait, la boucle infinie qui lui laissait, le temps d'un instant, entrevoir la paix d'un chagrin assumé avant de le faire plonger à nouveau dans la plus profonde et noire des peines possibles.

La jeune femme avait su entendre l'appel au secours derrière ces mots, et lui avait proposé un rendez-vous, qu'il avait accepté.

Elle était inquiète. Elle s'attendait à le voir dans un état pire que celui dans lequel elle l'avait laissé la dernière fois. Elle était en colère, d'un côté. Pas contre lui, mais contre cette manie qu'ont les gens de taire leur souffrance, au lieu de demander de l'aide. Elle rêvait d'organiser une gigantesque campagne de sensibilisation, un message de soutien à grande échelle, visible par tous : « Se faire aider n'est pas une honte ».

Quelque chose qui irait contre le célèbre « Seul le temps guérit », qui était pour elle une aberration insupportable. Pouvoir compter sur quelqu'un peut aider, exprimer un traumatisme ou un mal-être peut aider, changer d'air peut aider aussi, mais le temps n'a jamais rien fait d'autre que faire pousser les fleurs. Il n'a jamais soigné aucune maladie, jamais aidé qui que ce soit à traverser une épreuve personnelle.

Y penser la rendait en fin de compte plus triste qu'indignée, parce qu'un message si simple avait un mal fou à atteindre les esprits. Elle était peut-être mal placée pour donner des leçons. Au fond, elle était comme les autres. Impossible pour elle de répondre « non » à quelqu'un qui lui demande si ça va. Elle aurait trop l'impression de se donner de l'importance, d'utiliser le temps d'un autre à son profit, de se plaindre, et personne ne veut ça. Personne ne veut dire qu'il va mal. La douleur se construit en silence, mais ce qu'on néglige souvent, c'est que lorsqu'elle éclate, l'explosion n'est jamais douce.

En montant dans sa voiture, elle se répétait dans sa tête qu'elle devrait en faire une priorité, faire passer le mot à ceux qu'elle croiserait, leur dire qu'ils avaient le droit de ne pas être heureux, et le devoir de le dire. C'est ce qu'elle allait dire aujourd'hui à la mère de famille qui s'installerait, tremblante, à la place du patient, et déballerait en une fois tous ses chagrins de la semaine, s'interdisant de craquer devant ses enfants. C'est ce qu'elle dira aussi au jeune homme blanc, brun et musclé qui se présentera devant elle en sanglots, dévasté par la mort de son meilleur ami, mais incapable d'apparaître faible devant la femme qui partage son foyer.

Fausse alerteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant