Une marche. La pesanteur de son corps sur le marbre. Une autre marche. Le poids de sa honte sur ses épaules. Encore une autre marche. La lourdeur de son existence qui courbait son dos d'ordinaire si droit.
Shura descendait lentement l'Escalier Sacré du Sanctuaire, comme un vagabond errerait dans un décor incertain. Il était en vie, oui. Il sentait la moindre fibre de son corps vibrer, et peut être se détériorer, à chaque respiration qu'il prenait. Il sentait ses cils se rencontrer lorsqu'il fermait les yeux. Il sentait le vent souffler sur la moindre parcelle de sa peau dorée. Il percevait le moindre bruit dans les feuillages, sur la terre battue. Parce qu'en son âme il n'y avait à ce moment-là que le vide, alors il cherchait désespérément le concert de la vie partout ailleurs. Mais il n'avait jamais trouvé d'autre réconfort que la nature...
Le Capricorne s'éloigna de l'allée qui menait vers la maison en contrebas et il se dressa sur le palier creusé à flanc de colline. Les hauteurs les plus lointaines du paysage se fondaient dans le ciel et dans l'eau, prenant la couleur des rêves. Les bruns de la terre et du sable se rencontraient pour former mille nuances. La végétation verdoyante et frémissante séparait toutes les couleurs de ce monde pour mieux les unir, et faisait parvenir bien des fragrances différentes à son nez sensible et curieux. Élevées comme des fleurs qui poussaient là, semées presque en même temps que cette nature paisible et sauvage, les Douze Maisons tachetaient le panorama d'un blanc éclatant. Elles avaient toutes des formes différentes, et certaines en avaient pris de nouvelles passées la Bataille du Sanctuaire – parce qu'elles n'étaient plus que ruines. Shura savait par exemple que le temple de la Vierge, qui d'ici semblait immaculé, avait partiellement perdu sa toiture dans l'ultime geste d'Ikki pour sauver les siens de l'aveuglement obstiné car feint de Shaka. La Maison du Taureau, qu'il n'était pas possible de voir entièrement sous cet angle de vue, était emprisonnée sous des échafaudages. Mais le temple qui avait sans conteste le plus souffert était le Premier, si bien que ses propriétaires devaient désormais vivre dans un baraquement derrière le jardin.
Et dans tout cet aménagement humain que les dieux avaient rappelé comme étant terriblement éphémère, il y avait aussi ce que les hommes de ces lieux avaient voulu apprivoiser. Les grands arbres du Jardin des Sals Jumeaux se distinguaient aisément dans l'horizon, et, quand Shura baissait les yeux, il voyait le rouge superbe d'un parterre de roses qui courait jusqu'à l'arrière de la prochaine maison qu'il allait devoir traverser.
Que sommes-nous, misérables créatures pourvues de conscience, face à l'immensité du monde voulu par le Divin ? Nous vivons, nous mourrons, nous sommes rendus à la terre qui nous a façonnés. Nous avons la prétention de vouloir être une main qui dresse une autre création que la nôtre, mais nous oublions toujours que cette main est guidée puis tranchée par celle de Dieu, et que finalement nous disparaissons sans déranger le cours du temps ou le cycle des saisons. Voilà ce que pensait le Capricorne avant de comprendre que tel l'humain qui vit en mourant, le monde se meurt à petit feu, et l'activité intensive des hommes accélère sûrement son trépas.
— Comment vivre avec la conscience de tuer ? souffla le guerrier à l'Épée Sacrée pour lui-même, le cœur en miettes. Comment vivre en sachant que l'on a tué quelqu'un, qu'ailleurs d'autres hommes se font la guerre, que dès qu'un pas est fait, un monde microscopique est détruit ? La conscience... Quel cadeau empoisonné...
— Mais si on ne l'a pas, c'est bien pire, crois-moi...
Shura se retourna, surpris. Il remarqua alors qu'un de ses frères d'armes était assis sur les marches du Grand Escalier, depuis peut être plusieurs minutes au vu de sa position. Sa longue chevelure ondulée comme la mer en colère s'agitait souplement au gré du meltemi qui soufflait. Le Capricorne se mit à observer un temps les sandales de cuir noires de son interlocuteur, puis les jambes nues et bronzées - l'une tendue et l'autre repliée, la tunique courte de lin blanc, simplement tenue en place par deux fibules dorées et une ceinture de cuir, ainsi que la chlamyde cobalt aux bordures pourpres, et enfin, la pomme qu'il tenait dans une main et qu'il observait d'un air songeur.

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Laissez-moi écrire (2018)
FanfictionCertains déchirent les pages du livre de leur existence et les mettent au feu. D'autres les tournent, avec ou sans déni, avec ou sans compréhension des précédentes. Mais d'autres, encore, en sont au stade où il leur faut écrire sur des pages vierges...