Chapitre 1

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Svetlana, c'est mon prénom. Née quasiment deux mois avant le terme, chétive et faible, je n'aurais même pas dû survivre, dans ce monde hostile où prime la loi du plus fort – et si je n'avais dû compter que sur la considération de mes chers parents, je serais sans doute morte dans les semaines suivant ma naissance. Mais, fort heureusement pour moi, mon frère aîné avait déjà assez de caractère et d'autorité pour que personne ne se risque à laisser mourir sa « nouvelle petite sœur », sous peine de terribles représailles.

C'est grâce à lui si je suis en vie aujourd'hui.

Grâce à lui que, durant vingt ans, j'ai bénéficié du traitement privilégié qui me revenait de droit, même si plus personne ne m'en estimait digne depuis mon infortunée naissance. Grâce à lui si j'ai toujours été correctement traitée, logée, vêtue, et instruite, transformant ce qui aurait dû être un droit en un immense privilège que l'on me faisait en l'honneur de mon frère. Il s'était assuré que je porte bien le nom de mon père, un nom dont la puissance et la renommée me protégerait toute ma vie face à l'adversité. Et il m'avait même doté d'un second prénom duquel je ne me sentais absolument pas digne, mais on ne m'avait jamais demandé mon avis pour quoi que ce soit, et c'était pas près de changer.

Sur mon acte de naissance, il avait donc inscrit de sa main le prénom Héléna à la suite de Svetlana, résumant ainsi en un autre mot tout ce que je représentais pour lui, à ses yeux. Et pourtant, j'étais bien loin d'être à la hauteur de mon prédécesseur... Hélène de Troie était la plus belle, la plus désirée, la plus convoitée, si bien que deux peuples se sont déchirés rien que pour ses beaux yeux. En ce qui me concerne, la seule chose qui pourrait pousser les gens à se battre pour moi, ce serait de savoir à qui incombe la faute de mon existence.

Ou mieux, à qui y mettra un terme le premier.

Oh non, ne croyez pas que je passe ma vie à râler et à m'apitoyer sur mon sort, loin de là, mais quand ça m'arrive, je ne fais pas semblant, et le paysage de plus en plus morne et gris qui défile derrière la vitre sale de ce train brinquebalant ne m'aide pas à afficher un air gai et enjoué. Et puis pour ça, il faudrait d'abord que je sois d'un naturel souriant et optimiste... que je ne suis clairement pas, autant éviter de se voiler la face dès les présentations.

Et puis vous allez voir que j'ai quand même de bonnes raisons de me plaindre.

Frissonnant, je soupire un nuage de vapeur, remonte mon manteau sur mes épaules – ce vieux train est si pourri que le chauffage ne fonctionne plus dans la plupart des wagons, pas plus que les annonces micro d'ailleurs, comme en a témoigné l'atroce gargouillis en début de voyage sans doute censé nous informer de ce léger désagrément tout en nous souhaitant tout de même, pour la forme, un agréable trajet. Le politiquement correct... dans un monde comme le notre, l'hypocrisie de la chose me file littéralement la gerbe. Enfin, ça ne me poserait pas plus de problème que ça si la température extérieure ne frisait pas les moins douze degrés Celsius, l'ennui étant que dans le train lui même, on devait même pas se situer loin au-dessus de la barre du zéro.

Enfin, c'était toujours mieux que « chez moi »... autant essayer de positiver un peu.

- Billet, aboie t-on soudain à côté de mon siège, et je sursaute malgré moi – j'aurais pourtant dû la voir venir, celle là...

Après tout, il aurait été étonnant que je ne me fasse pas contrôler sur un si long trajet. La ligne a beau tomber littéralement en ruine (si si, littéralement), au bout d'un moment, les quelques employés restant doivent finir par se sentir obligés de faire leur travail. Les voyages inter-territoriaux se font rares de nos jours... Repoussant mon manteau reconverti en couverture improvisée, perdant ainsi en l'espace de quelques malheureuses secondes le peu de chaleur que j'avais réussi à emmagasiner, j'ouvre la fermeture éclair du gros sac noir abandonné à mes pieds et sors mon billet un peu froissé pour le tendre au contrôleur. Ne se donnant même pas la peine de croiser mon regard, il me l'arrache des mains et le tourne dans tous les sens comme pour s'assurer que ce n'est pas un faux, que la date est bien valide et qu'il est bien composté, avant d'enfin se décider à y faire son maudit confetti et à me le rendre de mauvaise grâce. S'il avait envie d'un peu d'animation, c'était raté pour aujourd'hui – en tout cas, ce serait pas avec moi.

J'avais eu tellement de mal à l'obtenir, ce billet.

La clef de ma liberté.

Le lissant un peu pour essayer de lui redonner un minimum d'allure, j'abandonnais rapidement l'idée et le rangeais soigneusement dans mon sac, à sa place, avant de me recaler dans mon siège en soupirant de plus belle. J'étais presque arrivée, et le voyage avait semblé s'étendre à l'infini, encore et encore – j'avais l'impression d'avoir passé toute ma vie dans le train, et j'aurais presque préféré tient. Enfin, maintenant que j'arrivais à Amsterdam, tout allait changer.

Normalement.

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⏰ Last updated: Sep 25, 2018 ⏰

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