Chapitre 3 : Lucy

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« Les enfants commencent par aimer leurs parents ;

devenus grands ils les jugent ; quelquefois ils leur pardonnent. »

Oscar Wilde


Ce matin comme tous les autres matins, je suis descendue dans la cuisine, rejoignant une mère déjà habillée, en jean et pull léger ample orangé. Elle a relevé ses cheveux coupés au carré en une petite queue de cheval négligée de laquelle quelques mèches blondes trop courtes s'échappent et encadrent son visage aux joues anguleuses. Le nez dans son bol de café fumant, elle me jette des regards furtifs. Elle a toujours cet air coupable imprimé sur ses traits et cela me fait soupirer. Et ce silence qui n'en finit plus ! Un silence qui aurait pu me rendre folle si je n'y avais pas été habituée depuis plusieurs années.

Avant, mon père allumait toujours la télévision, histoire d'avoir un bruit de fond. Commode, quand on voulait éviter les discussions ennuyeuses... ou les disputes. C'était surtout pour cette raison que, les derniers jours avant son brusque départ de la maison, il allumait le poste, mettait presque le son à fond. Et aussi vite qu'il l'avait allumé, il buvait son café, m'embrassait sur le front et partait travailler.

Jusqu'au jour où il n'est plus revenu.

J'avais douze ans alors et pendant longtemps, je me serai interrogée sur les raisons qui l'ont poussé à partir. Même, j'ai pensé qu'il était mort. En tous les cas, ma mère a longtemps refusé de me dire la vérité. « Ton père et moi, on ne s'aimait plus, on ne pouvait plus vivre ensemble, voilà tout. » C'est la seule explication à laquelle j'avais eu droit et l'air contrarié que ma mère prenait chaque fois que je cherchais à en savoir plus à ce sujet avait suffi à me faire abandonner l'envie de la pousser à m'en dire davantage. Je devais accepter que mon père soit parti et qu'il ne reviendrait pas.

Mon père parti, je suis restée seule à la maison avec cette mère qui, pendant un temps, demeurait cloîtrée entre ces quatre murs, refusant de sortir, de se maquiller ou même, de me parler. Elle a traversé cette période seule, refusant l'aide que j'aurais pu lui apporter. Comme seul soutien, elle avait préféré l'alcool, s'évertuant à noyer sa peine dans ses bouteilles de vin qui s'accumulaient dans toute la maison, affalée dans le fauteuil, recroquevillée sur elle-même comme une pauvre petite chose ou bien passant ses journées au lit, incapable de se lever sans être prise de vomissements.

Autant dire que le remède fut pire que la maladie !

Je n'ai eu d'autre choix que d'apprendre très jeune à me débrouiller seule, m'habituant à rentrer seule de l'école, me faisant à manger seule, trouvant des excuses bidons à ma mère quand son patron appelait à la maison en demandant pourquoi elle n'était pas venue travailler depuis des jours avant que, finalement, cela soit devenu inutile puisque son boulot, elle a fini par le perdre. Priant pour éviter les soupçons des voisins qui auraient eu tôt fait d'appeler la police, les services sociaux. Chaque fois, je rentrais à la maison partagée entre la tristesse et la colère envers cette mère qui n'en était plus une. J'étais la mère, elle était l'enfant.

Pendant un temps, je l'ai détestée. Je la trouvais égoïste de ficher ainsi sa vie en l'air, comme si elle était la seule à souffrir. Au fil des jours, elle avait l'air de plus en plus misérable, flottant dans un pyjama devenu trop grand car bien sûr, elle ne mangeait plus ou pas grand chose, les yeux rougis par les larmes autant que par les vapeurs d'alcool et une irritabilité agressive qui la rendait effrayante. J'avais envie de lui hurler toute ma peine, toute ma rancœur. Moi aussi j'avais mal ! Moi aussi j'étais seule !

Corps et Âme [Suite de "Au prix de mon âme"]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant