Chapitre 6 : Caroline

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« Fête : c'est un jeu, mais solennel,

mais réglé, mais significatif »

Paul Valery


Une réception. Voilà ce que Dorothy s'est mise en tête d'organiser. Ou plutôt, de me faire organiser ! Elle a sauté sur l'occasion qui veut que mon vingt-quatrième anniversaire soit demain pour le décider. Au début, je pensais qu'elle plaisantait. Quand nous avons achevé la liste des invités, soigneusement sélectionnés par les soins de Dorothy qui est celle qui les connaît le mieux, la fiche compte au moins une trentaine de convives ! Des personnes dont le nom aux titres aristocratiques pour certains, ne me dit absolument rien mais que, visiblement, il me faut connaître. Je sens mes membres trembler sous l'effet de la brusque panique qui me gagne. Certes, c'était mon idée, mais j'avoue que l'ampleur de la tache m'effraie soudainement.

– Dorothy, lui dis-je la mine inquiète et l'air dubitatif, tu peux me rappeler pourquoi on fait ça ?

– Je pense que ton anniversaire est une très bonne raison de faire la fête, non ? me demande-t-elle, le regard pétillant à l'innocence travaillée.

Voyant ma mine peu convaincue, elle enchaîne, plus sérieusement.

– Ma chérie, me répond-elle en affichant un sourire compréhensif, c'est toi-même qui as dit que tu voulais redorer le blason familial, rendre son cachet au manoir et, par là, sa dignité à ta grand-mère, non ?

Certes, je m'en souviens fort bien, puisque ce sont mes propres mots qu'elle vient d'employer.

– Il faut que tu te fasses connaître, Caroline, m'explique Dorothy en prenant un air très sérieux. Tous ces gens (elle survole des yeux la liste des invités posée sur le bureau) étaient de proches collaborateurs, clients, acheteurs dans l'entreprise de ta grand-mère. Sans oublier quelques amis qui, malgré tout, n'ont jamais repris leur amitié et ont gardé pour ta grand-mère de nobles sentiments. Quelle qu'eut été leur place dans la vie de Constance, ils ont tous compté pour elle.

Je n'avais pas encore réalisé à quel point l'usine de chocolats des Hollowbridge, nos lointains ancêtres qui ont bâti le manoir, brillait d'une illustre réputation. Voilà qui ne fait que me rendre d'autant plus nerveuse et me met davantage de pression.

– Constance n'a jamais abandonné cette entreprise, reprend Dorothy. L'usine, les boutiques, les importations, elle veillait sur tout, même si elle ne se déplaçait que rarement.

Elle marque une pause. Son regard erre tout autour de nous.

– Son bureau, ajoute-t-elle en balayant la pièce d'un regard songeur, c'était ses yeux et ses oreilles. Ainsi, au sein du manoir, elle avait fait en sorte de pouvoir garder un œil sur tout ce qui se passait, aussi bien à l'usine que dans chaque boutique qu'elle possédait. Elle savait sur qui compter.

Je demeure un instant perplexe.

– Mais pourquoi tenait-elle tellement à rester enfermée dans son bureau ? je demande, sourcils froncés. Pourquoi s'évertuait-elle à s'isoler ainsi, au lieu de justement aller vers ses associés, ses employés ?

Cela aurait fortement contribué à la rendre moins froide aux yeux des autres.

Son souci de rester au manoir aura certainement dû passer pour du dédain, voire de la prétention mal placée. Je me rappelle combien l'attitude de Granny pouvait paraître austère, même envers moi. Elle avait le cœur noble, au sens où elle avait pleinement conscience de ses origines et se plaisait à les mettre en valeur, notamment au travers de cette vie décalée qu'elle menait sous ce toit.

Un sourire étire les lèvres fines de Dorothy. Son regard s'emplit d'une douceur plus intense. Elle me caresse doucement la joue du revers de la main et ses yeux brillent.

– Elle refusait absolument de quitter le manoir, tout simplement parce qu'elle tenait à être là pour toi.

Un mois auparavant, j'aurais été plus fortement surprise de constater que, contrairement à ce que j'avais fini par penser, ma grand-mère n'avait pas un cœur de pierre. Bien au contraire, malgré sa distance, en l'absence de l'affection qu'elle aurait pu m'apporter dans le deuil que je subissais, elle n'a jamais cessé de m'aimer. Un amour exclusif même s'il restait à distance. Même s'il était différent. Je garde gravé en moi le rappel que, justement par amour, elle s'est sacrifiée. Ma seule réaction alors est de sourire à mon tour et de ressentir une nouvelle vague d'amour, celle-là même qui me submerge parfois au souvenir de ceux que j'ai tant aimés. Revenant à ce qui nous occupe, je reporte mon attention sur Dorothy et sur son idée d'organiser une réception au manoir.

– Très bien, par où commence-t-on ? je demande, le cœur gonflé de motivation.

Corps et Âme [Suite de "Au prix de mon âme"]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant