« Le souvenir commence avec la cicatrice. »
Alain
La matinée à peine entamée, je me trouve dans la salle de musique. Ma leçon de piano vient de s'achever, un des cours que j'ai décidé de suivre sous l'enseignement d'Adrian, pour ne pas perdre mon niveau. La première fois, durant un court instant, j'ai cru avoir de nouveau dix ans, quand la version de précepteur d'Adrian d'il y a treize ans s'est superposée à celle d'aujourd'hui. A ce souvenir, je me surprends à sourire. Car cela m'a rappelée qu'Adrian n'a jamais cessé de veiller sur moi, de prendre soin de moi.
Plutôt surprenant de la part d'un démon !
Cependant, une telle attention prend tout son sens quand on sait que ses agissements sont le résultat d'une obéissance inconditionnelle due à son statut de majordome. Il était tenu par un contrat signé avec ma grand-mère : il me protégeait et en échange, gagnait l'âme de Granny. Quelque part au fond de moi, il m'arrive d'espérer qu'il le fasse aussi un peu de lui-même et pas seulement par pure obligeance. Stupides petits sentiments !
S'il est un endroit du manoir dans lequel j'aime à rester des heures durant, qui me permet justement de m'apaiser, c'est bien la salle de musique. Cette pièce a toujours su me procurer un sentiment de bien-être, de calme. C'était toujours là que je venais me réfugier quand ma peine était trop grande, ou quand Granny refusait de m'accorder juste une minute de son temps, malgré toutes mes supplications. C'était mon abri, mon jardin secret connu de moi seule. Enfin, presque de moi seule, puisqu'Adrian parvenait toujours à me trouver malgré mes multiples cachettes. Aujourd'hui encore, c'est ici que je noie mes chagrins, ma solitude. Car bien que j'ai choisi de vivre au manoir pour me rapprocher de ma famille, l'isolement dû au fait que je ne connais personne en ville et que les activités ne sont pas légion dans les environs, me rattrape parfois. Certes, j'ai toujours contact avec Mikki et Éric, mes deux meilleurs amis à Paris, mais c'est différent d'avant. J'ai changé, ma vie a changé. Il s'est passé tellement de choses que mes liens d'amitié s'en ressentent également. Il m'arrive souvent de trouver le temps long et cela se ressent dans ma façon de jouer. La fenêtre est ouverte et le Piano Concerto n°5 de Beethoven résonne dans la pièce, l'emplissant d'une mélancolie douce-amère sur laquelle je me laisse dériver, yeux fermés. Le soleil brille vivement, l'air est chaud et parfumé. La lenteur des notes gonfle mon cœur d'une sérénité nostalgique, un sentiment triste et agréable à la fois. Un paradoxe d'émotions qui correspond bien à mon état d'esprit du moment. Bercé par les notes, mon corps oscille lentement de gauche à droite au rythme de la musique. Je suis loin, très loin. Mais visiblement pas encore assez quand me parvient le fracas d'une main qui frappe à la porte.
– Entrez ! dis-je, arrêtant de jouer.
La porte s'ouvre doucement dans un déclic et c'est Dorothy qui apparaît dans l'encadrement. Je l'observe durant une seconde. C'est drôle comme par moment, elle me rappelle Granny. Elles n'étaient pas sœurs pour rien ! Leur ressemblance la plus flagrante se lisait sans doute dans leurs yeux. Les sœurs Gardner possédaient toutes deux, les mêmes petits yeux bleu acier dont la clarté aussi pure que l'eau faisait ressortir la blondeur de l'une, les cheveux bruns de l'autre. Dans leur jeunesse, elles avaient dû être de très belles jeunes femmes, la taille fine, engoncées dans leurs belles robes et le visage magnifié – s'il en était besoin – par un soupçon de maquillage. Ajoutez à cela leur élégance naturelle et leur esprit cultivé et vous obtenez des figures qui laissaient sans doute admiratifs les gentlemen les plus insensibles. M'imaginer leur complicité, les rires étouffés et les confidences qu'elles ont pu échanger me laisse pensive. Mais aussi nostalgique quand je pense à la tragédie qui a brisé comme du verre le bleu si doux de leur regard.
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Corps et Âme [Suite de "Au prix de mon âme"]
ÜbernatürlichesCaroline et Adrian. Lucy et Vincent. 2 histoires dans lesquelles se déchaînent des sentiments passionnés. Les démons sont-ils capables d'aimer ? Toute la question est là. Corps et Âme est la suite de Au prix de mon âme.