Quatrième partie

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Il fixa Ophélie de ses yeux fatigués. Il était si fatigué. Si fatigué d’attendre des choses qu’il n’aurait jamais, si fatigué de supporter des choses qu’il ne voudrait jamais. La pièce toute entière continuait à vibrer de non-dits, de haine, de terreur, de griffes, comme s’il venait d’embarquer un manège infernal. Et il savait qu’il ne pourrait plus en redescendre.

Bérénilde coupa l’atmosphère orageuse d’une voix cassante, se levant brusquement pour toiser Ophélie de toute sa hauteur. Ses yeux luisaient d’un bleu glacial. 

"Je suis soufflée par votre arrogance."

"On m’a demandé mon opinion et je l’ai donnée." Mais qu’arrivait-il au monde? Hier, tout était comme d’habitude. Les dossiers de l’univers étaient bien rangés. Mais aujourd’hui, les Dragons était morts, Archibald était le parrain du mioche de Farouk et Ophélie répondait à sa tante. Quoique – il était peut-être temps que quelqu’un le fasse.

"Votre opinion? Vous n’avez pas à avoir d’opinion. Vos seules opinions sont celles que vous dictera mon neveu." Dont elle se fichait évidemment. "De quel droit vous opposez-vous publiquement à la volonté de votre futur mari?"

Le tapis était bien plus intéressant que tout ce que Thorn craignait de voir dès qu’il lèverait la tête. 

"Ce droit, je me le suis octroyé. Depuis l’instant où j’ai appris que vous me manipuliez."

Un silence assourdit la pièce, bientôt coupé du murmure ulcéré de Bérénilde, qui décidément lâchait les pédales aujourd’hui.

"Comment osez-vous nous parler sur ce ton? Vous n’êtes rien sans nous, ma pauvre petite, absolument rien…"

Il n’en pouvait plus.

"Taisez-vous." Comment osait-elle ? Elle avait beau être sa tante, Ophélie était sa fiancée. Il n’accepterait pas que quiconque soit encore malmené par un Dragon comme il l’avait été toute sa vie durant, et surtout pas Ophélie. Il enchaîna, laissant la fureur de la pièce se déchaîner dans sa voix. "Il se trouve que son opinion a de l’importance. Que lui avez-vous dit exactement?"

Enfin, il la regarda réellement pour la première fois ce soir-là. Un de ses gants manquait. Sa peau était bleue par endroits, parfois même rouge, et Thorn savait que cela ne venait pas seulement des gendarmes ni de sa sœur défunte. C’était des coups et des marques laissés par de trop grands efforts et de légers coups de griffes, des coups de griffes qu’il connaissait bien également. Il serra les poings, se rectifiant intérieurement. Faire confiance à Bérénilde dans tous domaines n’était plus une solution. Désormais, il garderait lui aussi un œil sur Ophélie.

Cette dernière le fixait, indéchiffrable derrière ses binocles sombres. Malgré la gravité du moment, une pensée lui traversa l’esprit. C’était tout de même pratique, ces lunettes qui changeaient de couleur.  Se promener avec des verres noirs dissuaderait bien quelques ministres hargneux de l’approcher.

Il s’était attendu à tout sauf ce qu’elle prononça ensuite. 

"Je sais pour le Livre. Je connais vos véritables ambitions. Vous vous servez du mariage pour prélever un échantillon de mon pouvoir et vous l’inoculer. Ce que je regrette, ce de ne pas l’avoir appris de votre bouche."

"Et ce que je regrette, moi, c’est de ne rien comprendre à ce que vous chantez." Tout compte fait, Thorn commençait vraiment à apprécier ce chaperon qui sans le savoir le tirait de beaucoup de situations désagréables. 

"Ce qui est fait est fait. Nous avons d’autres chats à fouetter, à présent." Il répondit mécaniquement, sortant sa montre, observant les aiguilles, comptant, calculant. Il devait se calmer et Ophélie ne le calmerait plus, à présent. Elle le haïssait et lui devrait faire avec. Il ne restait plus que le temps qui lui ne changerait jamais. Le temps ne se souciait pas de lui; il se contentait de lui imposer ses règles intarissables sans jamais le tromper. Pas comme elle.

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