Cinquième partie

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Thorn claqua la porte de son bureau avec fracas. De pas hâtifs, il traversa la pièce, renversant une chaise au passage, jusqu’à atteindre la fenêtre où il s’accouda. Au-dehors scintillait la neige déposée par le blizzard vicieux qui avait ponctué la nuit, hâlée d’un brouillard qui obstruait la vision.

Ses souvenirs remontaient. Il devait empêcher cela. Il n’oubliait pas ce qui c’était passé, il n’oubliait jamais rien, mais il aurait tellement voulu laisser partir sa mémoire dans la bise qui frappait la vitre couverte de givre. Le froid s’insinuait par les craquelures de l’embrasure. Lui aussi, il avait froid, froid de partout.

Il voulait oublier. Tellement.

Profondément. Oublier ce qui était arrivé, ce qu’il était devenu. Seul. Seul et froid. Il avait tout perdu.

Sa famille, la seule famille qu’il avait jamais eue malgré les séquelles que les Dragons lui avaient laissées, était morte, et sa tante s’éloignait de jour en jour dans les bras lâches de Farouk. Quand à Ophélie, c’était peine perdue – ils arriveraient peut-être un jour à un accord commun, où même à de l’amitié, mais elle ne l’aimerait jamais. Elle ne lui donnerait jamais ce qu’il voulait tellement. Il ne pouvait l’en blâmer.

C’était lui, le fautif dans cette histoire. Il était méprisable. Qu’avait-il accompli en toutes ces années, qu’avait-il fait de sa vie à part ces étagères bourrés de paperasse et les bribes éparses de la mémoire de Farouk? Rien. Les dossiers étaient froids, froids comme lui; les souvenirs de Farouk un fardeau qui pourrissait sa vie comme sa mère l’avait souhaité. Sa mère. Il aurait tellement voulu connaître l’affection de cette femme. A la place, il avait connu une haine vide de sens et la perte, la perte qui avait frappé tour à tour son père, son frère, sa sœur, tous ceux qui lui était chers.

Mais qu’avait-il fait pour endurer cette répulsion de leur part? Le problème était sûrement enraciné au plus profond de son être. Il était dégoutant, horrible, le minable bâtard pestiféré, comme on le lui disait. Il était une carcasse, une coquille vide, glacée, qui ne méritait pas l’amour qu’elle désirait. 

Il savait qu’il était méprisable. Il était méprisable pour se sentir libre, une liberté effrayante, affreuse, depuis la mort de sa famille. Savoir qu’il n’aurait plus jamais à sentir des griffes, des crachats, des claques, des coups de ceinturon sur son corps le grisait. N’était-ce pas horrible de ne pas, au fond, regretter sa famille? De vouloir l’oublier, de vouloir tourner la page, de vouloir nier qu’il y avait bien longtemps, il riait en jouant avec Freyja et Godefroy?

Confusément, haut-le-cœur après haut-le-cœur, pensée après pensée, il balaya son bureau de gestes brusques, frappa le mur de son poing crispé, ôta son manteau - cette grande chose noire qu'il avait aperçue et reprise sur un fauteuil près d'Ophélie - sa veste et son veston. Il ouvrit la fenêtre, ainsi que sa paume, jusque-là refermée sur deux petits dés rouges.

D’un mouvement tremblant, il les jeta par l’orifice.

Son corps était secoué de spasmes et il sentit qu’il allait encore vomir. Ses déplacements se faisaient plus saccadés de seconde en seconde, comme une fêlure s’élargissant à un cataclysme irrémédiable. Pourtant, le pic ne vint jamais. Au lieu de cela, il se laissa glisser au sol, recroquevillé contre le vieux sofa de son père, serrant ses jambes repliées de ses longs bras osseux.

De chaudes larmes coulaient le long de ses joues, la seule chaleur qu’il connaîtrait jamais.

OublierOù les histoires vivent. Découvrez maintenant