Deuxième partie

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Les couloirs extravagants du Clairdelune étincelaient dans leur luxe et les foules de nobles bariolés, deux choses qu’il haïssait particulièrement. C’était dans ce genre de moments qu’une troupe imposante de chiens lui aurait en effet été utile, même si son passage seul écartait déjà les masses, à croire qu’il était porteur d’une grave maladie.

Au fond, il l’était. Il se souvenait d’avoir rendu son déjeuner sur son bureau – cela ferait une table à remplacer et un dossier à récrire, comme s’il n’avait rien de mieux à faire -  et de n’avoir plus rien mangé par la suite. Il se souvenait de sa mine hagarde, de ses cernes inhumaines, de ses yeux injectés de sang. Mais qu’importe – il avait toujours été malade, à l’intérieur comme à l’extérieur. 

Il aperçut la porte entrouverte des appartements de l’ambassadeur, où sa tante ignorait ostensiblement les crépitements d’appareils photographiques et les beuglements interrogatifs qui s’adressaient à elle autant qu’à lui. Bla bla bla, fiancée. Bla bla bla, manger. Bla bla bla, conspiration. Bla bla bla, encore manger. N’avaient-ils que cela à la bouche? Il ne voulait plus entendre parler de nourriture. Il irait sur une île déserte avec Ophélie et puis voilà. Au moins, il y aurait la paix.

Il ferma la porte de tours de clefs secs, le métal claquant contre la porte au gré de ses mouvements rudes, puis rangea le trousseau dans sa poche. C’était bien de ranger. Cela le calmait de faire les choses méthodiquement, scrupuleusement, sans perdre de temps; ainsi il pouvait prétendre garder contrôle de sa vie.

Un silence assourdissant résonna dans la pièce, frappants ses tympans de vagues dépourvues de rythme – pourquoi ne pouvaient-elles pas en avoir? Ce silence cacophonique le dérangeait. Il annonçait un orage. Thorn le sentait monter en lui, cet ouragan, qui menaçait de le ravager à tout instant.

La foudre tomba dans l’exclamation de sa tante.

"Mon garçon, je suis tellement soulagée de te voir!" Il se retrouva dos contre la porte, le souffle coupé par l’étreinte serrée de sa tante. Cet enlacement, une simple affection au premier coup d’œil, était un répit, une ancre. Bérénilde pouvait souffler. Elle pouvait se raccrocher à lui, noyer son chagrin et sa colère en s’agrippant à lui de toutes ses forces – il garderait peut-être un bleu quelque part.

La société exigeait que l’on rende la tendresse d’un humain, mais lui n’y connaissait que peu. Il sentait les humeurs de cette femme lui fendre le crâne et son propre pouvoir s’agiter. Son estomac tangua ; la pièce aussi. Il faisait bien trop chaud. Il y avait trop de monde. L’étreinte l’étouffait. Non. Il ne pouvait pas perdre contrôle. Pas ici. Pas maintenant. Plus tard ; bien plus tard ; un jour, il se l’autoriserait. 

Il se surprit à chercher Ophélie des yeux, scrutant la pièce avec toute l’attention dont sa vue embrumée était capable, poussé par un instinct qu’il ne pouvait se permettre. Bon. Bérénilde qui s’accrochait à lui. Jan qui se tenait avec la grâce d’un ours. Archibald qui fixait ses ongles. Madame Roseline qui cousait un gant – il n’avait plus la force de se poser de questions. Ah ! Voilà – Ophélie – dans un état lamentable ; un peu plus que cela, même. Que diable lui était-il arrivé?

Enfin, l’air reflua dans ses poumons lorsque sa tante le lâcha. Toutefois, l’esprit toujours embrumé par ses griffes palpables, il ne comprit d’abord pas ce qu’Archibald déclama d’une voix mielleuse.

"Mes hommages, fiancée de Thorn! Comment diantre avez-vous atterri chez moi?" Il fit une courbette ridicule devant la silhouette chétive d’Ophélie, avant de poursuivre. "Pourrais-je connaître enfin votre nom?" La demande de l’ambassadeur était accompagnée d’un clin d’oeil qui ne désabusa personne, encore moins Thorn. Il n’allait tout de même pas lui faire un numéro de charme, devant Thorn et dans de telles circonstances !

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