Première partie

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Chaque seconde s’échappait vicieusement. Il perdait bien trop de temps, comme toujours d’ailleurs – le temps lui faisait toujours défaut. Que n’aurait-il donné pour un peu de répit ? Pour oublier ?

Oublier la souffrance, la douleur, la colère, les injustices qui parsemaient son existence sans exceptions. Un kaléidoscope de cauchemars se défila à travers son esprit. Il manipula le combiné une fois, deux fois, trois fois de plus. Mais que faisaient ces inconscientes ? Il ne se pardonnerait jamais si quelque chose leur était arrivé – non – non – rien que l’idée lui donnait un nouveau haut-le-cœur.

Au moment où il l’attendait le moins, un léger déclic se fit entendre. Ce n’était pas trop tôt ! Il hurla dans le téléphone ; la faible voix qui lui répondit, aigüe, enrouée, le laissa perplexe durant un instant.

"Thorn ?"

La pièce bourlingua furieusement. Il dut fermer les yeux un instant. Il ne comprenait plus rien. Etait-ce la vodka ? Allons donc, il n’avait bu qu’un verre, histoire de faire passer quelques secondes insoutenables. Il balbutia quelques mots.

"Vous ? Très bien. C’est… c’est très bien." Ses doigts se crispèrent ; c’était tout sauf bien. Rien n’allait bien aujourd’hui ; rien n’irait jamais réellement bien. "Et ma tante, elle est… est-elle près de vous ?" Ophélie avait un sacré talent pour lui faire perdre ses priorités de vue. Sauf qu’elle était devenue une priorité, elle aussi – un peu plus que cela, même.

"Oui, nous sommes finalement restées toutes les trois ici." Il ne prêta pas attention au reste des paroles de sa fiancée. Chancelant presque, s’appuyant au revers du fauteuil où s’affalait l’ambassadeur, il tenta en vain de reprendre sa respiration, de mesurer chacune de ses paroles devant le noyau de la Toile. Sa tante était vivante, donc. Un souci en moins. Et mille autres ajoutés. Pourquoi, nom de nom, ne lui avait-on pas répondu avant ?

"Restées ici ? Voilà des heures que je m’évertue à vous joindre, que je me cogne à votre porte ! Avez-vous la moindre idée de ce que j’ai… Non, évidemment, cela ne vous a même pas effleurée !" La réponse d’Ophélie fut comme il l’avait soupçonné : naïve. Stupidement, irrévocablement naïve. Lui, d’ailleurs, ne devait-il pas rester sur ses gardes ? Le haussement de sourcils d’Archibald le tira de sa colère. Il devait se maîtriser. Ne rien montrer, rester de marbre, comme si rien ne s’était passé. Montrer quoi que ce soit à la cour, c’était signer son propre arrêt de mort.

"Vous êtes en train de me crever l’oreille. Vous n’avez pas besoin de crier, je vous reçois très bien. Pour votre gouverne, midi n’a pas encore sonné, nous venons tout juste de nous réveiller." Comment cela, midi ? Il savait enfin ce qu’il lui offrirait à Noël : une montre.  

"Midi ? Comment, nom de nom, peut-on confondre midi et minuit ?"

"Minuit ?" Sa candeur faillit encore le surprendre. Parfois, il tendait à négliger qu’elle vivait dans un monde différent, un monde encore protégé par le poids de la bonté. Un monde sans les horreurs et les morts du sien.

Un faible écho de la question se propagea de l’autre côté de la ligne, l’agaçant encore plus. Ainsi donc, même sa tante ne savait rien. Elle ne savait pas qu’à midi, il vivait encore une autre vie, comblée de paperasse fatigante, qu’à midi, les Dragons vivaient encore.

"Vous n’êtes donc au courant de rien ? Vous dormiez pendant tout ce temps ?"

"Que s’est-il passé ?" Il peina à entendre les mots d’Ophélie tant sa voix était faible, imprégnée d’une soudaine crainte qui le secoua de nouveau. Le passé était le passé. Il devait se reprendre. Il devait arrêter de vouloir remonter le temps loin, très loin, quand ses peines les plus grandes se résumaient aux griffes de Freyja et aux dés de Godefroy. Non. Ne pas y penser. De toute façon, il n’avait plus le temps pour cela, car il devait agir, à l’instant présent, et agir vite.

Il inspira fortement, la respiration tremblante.

"Je vous appelle depuis le cabinet d’Archibald. Comptez trois minutes le temps que je vienne vous rejoindre. N’ouvrez pas votre porte avant." Il ne manquerait plus que ce petit bout de femme soit piétiné par une horde grouillante de courtisans. Imaginer la cohorte qui devait déjà envahir les couloirs le mettait à mal ; peut-être aurait-il dû louer une meute de huskies, histoire de se frayer un chemin ? A la seule pensée de huskies, une vague nausée l’envahit. Comment empêcher l’horreur de refaire surface ?

"Pourquoi ? Thorn, que se passe-t-il ?"

Les mots suffisaient-ils seulement ?

"Freyja, Godefroy, le Père Vladimir et les autres. Il semblerait qu’ils soient tous morts."

Dans un état second, il raccrocha et adressa un bref hochement de tête à Archibald et Jan.

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