sensibilité engagée

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Papa n'allait pas bien.

D'abord, évidemment, il y a eu tout ses problèmes d'alcool qui ont commencé à se développer, mais comment lui en vouloir? Comment combattre la mort?

Je le voyais se décomposer jour après jour, en mangeant de moins en moins, en devenant de plus en plus silencieux.

Le silence, c'était devenu ma vie. J'étais emmurée dans une maison froide et distante, de temps en temps remuée par un père alcoolisé.
Je ne ressentais plus.
C'est comme lorsqu'on pince son bras anesthésié par une piqûre. Le bras ne sait pas qu'il est pincé par la main, la main sait qu'elle pince le bras et le cerveau est sur le moment incapable de distinguer les deux choses. Puis le sang revient et la peau pincée reprend des couleurs. Mais la sensibilité ne revient plus.

Qui m'aurait fait cette piqûre?
Moi-même parce que sans anesthésie je n'aurait même pas tenu le coup?

Papa devenait de plus en plus souvent soûl, puis dû à ça de plus en plus violent. Les bleus se déplaçaient tout le long de mes os. Des fois, c'était la clavicule. Des fois, le dos. Si j'avais de la chance, mon visage était épargné. Et mes jambes pouvaient reconstituer une galaxie d'étoiles et de planètes bleutées.

Et puis un jour, j'ai vu papa assis sur le devant de la vitre sur le balcon. Je me suis approchée et assise en face de lui sur la table pour l'entendre exploser de chagrin. Sans le réconforter, je l'observais se décomposer petit bout par petit bout. Et puis il a murmuré entre deux sanglots "je vais me tirer une balle" et c'est à ce moment que j'ai compris qu'il n'allait vraiment pas bien.
Je n'ai rien dit, rien fait. Je l'ai écouté sangloter encore quelques minutes, puis je me suis levée et suis rentrée à l'intérieur.

Mais que pouvais-je faire à part regarder? Ramasser ses morceaux et l'aider à les recoller?
Et qui s'occuperait des miens?

AnesthésieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant