III

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Les « quelques mois » furent en réalité de l'ordre des semaines. Six, précisément, avant que Kageyama Tobio ne prenne un autre rendez-vous. Oikawa imprimait ses listes de rendez-vous hebdomadaires, fier de voir que tous ses créneaux se remplissaient, quand le nom attira son attention ; et il passa tout le début de semaine dans l'expectative de revoir Tobio, et à envisager les différents moyens de se moquer de lui.

Le jour arriva enfin. Kageyama, encore une fois, ne semblait pas présenter de symptômes physiques évidents en arrivant ; il salua Oikawa les yeux baissés et ils se retrouvèrent une nouvelle fois autour du bureau.

-Alors, Tobio-chan, commença Oikawa en tirant une feuille d'un bloc-notes, qu'est-ce qui t'amène ?

Kageyama releva sur lui son regard habituel d'indifférence agressive, puis posa un doigt sur son flanc droit et déclara :

-J'ai mal quand j'appuie là.

-Alors n'appuie pas, répondit Oikawa tout sourire. Liquide ou carte bleue ?

L'expression fermée de Tobio se craqua d'un instant de stupeur qu'Oikawa trouva hilarant.

-Tu te fous de moi, marmonna Kageyama.

-Finement observé. Allez, enlève ton T-shirt et assieds-toi sur la table.

Tobio le gratifia d'un dernier regard noir avant d'obtempérer. Oikawa détourna les yeux par pudeur lorsqu'il se déshabilla, même s'il savait qu'il allait l'ausculter dans quelques secondes et d'ailleurs, il avait déjà vu Kageyama dans les vestiaires de Kitaichi. Mais –et cette pensée fut confirmée par un premier coup d'œil- la version adulte de Tobio n'avait plus rien à voir, physiquement parlant, avec un corps de gamin de douze ans.

Il garda un masque d'impassibilité en s'asseyant à côté de lui. Oh, bien sûr, il voyait aisément la peau lisse et sans défaut, les muscles apparents quoique finement sculptés, dessinés presque avec délicatesse sur ses bras, ses épaules, son torse et son ventre.

-Alors, où ça ? reprit-il.

-Ici.

Tobio désigna un endroit précis, et quand Oikawa posa la main sur sa peau, il tressaillit.

-Mouais, ça doit être une côte déplacée.

-C'est grave ? demanda aussitôt Kageyama, et le sous-entendu « est-ce que je peux encore jouer ? » était extrêmement clair.

-Non. Mais tu devrais prendre rendez-vous chez un ostéopathe pour qu'il te la remette en place rapidement. Pas de sport d'ici-là.

-Oikawa-san, s'empressa de protester Tobio. J'ai un match important dans trois jours. Mes passes sont moins précises depuis que j'ai ça. Et il faut absolument que je joue.

Oikawa haussa un sourcil :

-D'accord. Et ?

-Tu ne peux pas me la remettre en place, toi ?

Il y avait cette même expression sur le visage de Tobio que des années plus tôt, lorsqu'il demandait pour apprendre à servir. Ces mêmes yeux pleins d'espoir et de demande muette, la même expression d'attente. Oikawa eut presque le réflexe de lui tirer la langue et de l'envoyer balader. Il fronça les sourcils et s'éclaircit la gorge :

-En théorie, j'ai appris à le faire. Mais bon, je ne suis pas supposé...

-S'il te plaît, insista Tobio.

Un sourire démoniaque étira les lèvres d'Oikawa :

-Ce serait du zèle de ma part. Qu'est-ce que tu me donnes en échange ?

Tobio resta un instant bouche ouverte comme un poisson hors de l'eau, puis tenta quelque chose :

-Des places VIP pour mon match.

-Comme si j'avais envie de te voir jouer, siffla Oikawa.

Kageyama afficha une moue vexée.

-Bon, laisse tomber. Allonge-toi sur le dos.

Quelle générosité sans bornes, songea Oikawa. Il espérait surtout ne pas déplacer d'autres côtes dans le processus, mais si jamais il devait tenter, autant que le cobaye soit Tobio. Il ne pouvait pas nier que c'était perturbant d'avoir un contact aussi intime avec son ancien rival par excellence, surtout lorsqu'il posa ses mains sur la poitrine de Tobio pour exercer une pression suffisante. C'est comme n'importe quel autre patient, essaya-t-il de se convaincre.

-Inspire, ordonna-t-il. Souffle. Plus profondément.

Au moment clef, il fit glisser ses mains sans cesser d'appuyer, et sentit tout se remettre en place sous ses doigts, de l'autre côté de la chair ; un sourire de satisfaction se dessina sur ses lèvres, et Tobio semblait partager son euphorie en se redressant.

-Merci, Oikawa-san.

Il inclina la tête et massa légèrement ses côtes à présent toutes alignées ; puis il sauta de la table pour se rhabiller.

-Pas de sport avant demain, précisa Oikawa en se rasseyant à son bureau. Et sans forcer.

Il hésita, et finit par lâcher contre son gré :

-C'est contre qui ?

-De quoi ?

Oh non. C'était déjà assez blessant pour sa fierté, mais en plus l'idiot le faisait répéter.

-Le match, là.

-Ah. La Serbie, répondit simplement Tobio.

Il parut tout de même heureux de voir Oikawa s'impliquer, mais ne tenta plus de lui refiler ses billets. Peut-être une autre fois, songea Tooru ; pour l'instant, il avait juste trop de travail pour se le permettre. Tobio paya, puis Oikawa le raccompagna jusqu'à la porte.

-Pas d'effort ce soir, répéta-t-il d'un air sévère.

Il s'adoucit un peu devant l'expression froissée de Kageyama, et ajouta en guise d'adieu :

-Bonne chance pour ton match.

Il n'eut pas le temps de voir la surprise sur le visage de Tobio qu'il referma la porte, gêné lui-même de sa prévenance. Mais non, après tout, il remplissait juste son rôle de médecin attentionné et fidélisait sa clientèle. En plus, Tobio était une star, ça attirerait peut-être de nouveaux clients.

C'est alors qu'Oikawa se rendit compte qu'un joueur de ce niveau n'était pas censé se faire rafistoler par des médecins généralistes. Tobio n'était-il pas suivi par une équipe de médecins sportifs, coachs, kinés et ostéopathes en tous genres, en tant qu'athlète de niveau mondial ?

Si, bien sûr que si. Alors que venait-il fait ici ?

Oikawa n'eut pas le loisir d'y penser plus longtemps, happé par sa clientèle ; mais l'idée fut récurrente jusqu'à ce qu'il revoie Tobio.

Liquide ou Carte BleueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant