Chapitre 1

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CHAPITRE I

_ Ana ? Tu crois que les huîtres peuvent réfléchir ?

Allongée sur ma serviette, les yeux couverts par mon t-shirt, je m'ennuyais ferme. Ça faisait très exactement cinq heures qu'on était allongées sur nos serviettes à griller au soleil, et j'avais la très vague impression de devenir aussi rouge qu'un homard. En plus, je commençais à trouver le temps long.

_ Non.

Anaëlle se retourna sur le dos. Elle s'étira lentement avant de bailler. Le bruit d'un claquement sonore suivi d'un "Aïe !" m'a révélé qu'elle avait encore cassé un de ses instruments de torture. J'ai nommé... l'élastique dentaire. Le silence s'est réinstallé, uniquement perturbé par le remous des vagues et le cri des mouettes. J'ai poussé un soupir en me demandant si je pouvais un jour prouver que l'huître était un aliment totalement indigeste et répugnant qu'on ne devait plus jamais retrouver dans son assiette. Même à Noël.

J'avais encore le goût infâme de l'iode dans la gorge.

_ Je vais créer un mouvement anti-huître dès que je serai candidate aux élections présidentielles., ai-je marmonné.

Anaëlle a pouffé.

_ Je crois que tu atteins la limite du rêve, là. Si tu déteste autant les huîtres, pourquoi tu ne le dis juste pas à ta mère ?

J'ai essayé de répondre mais un haut-le-cœur m'a saisi les côtes et j'ai immédiatement refermé la bouche. J'ai attendu que le malaise passe.

_ Je me demande comment quelqu'un a eu l'idée de bouffer un truc qui ressemble physiquement à de la morve., ai-je finalement ajouté, dix minutes plus tard.

Ana a haussé les épaules.

_ Je ne sais pas. Il devait être soûl ou un truc du genre. Ça pourrait être drôle de le découvrir. N'empêche, tu savais que quelqu'un avait écrit un poème sur l'ouverture d'une huître ?

_ Ah ? ai-je fait en tournant la tête vers ma meilleure amie. C'était qui ?

_ Je crois qu'il s'appelait Ponge. Francis Ponge.

_ Et moi, je pense qu'il s'appelait Bond. James Bond.

Ana a levé les yeux au ciel.

_ T'es vraiment nulle.

Le blanc s'est réinstallé.

_ Dommage qu'il ne se soit pas appelé Bob. Ça aurait pu être drôle. Bob Ponge qui écrit des poèmes sur les fruits de mer.

_ Tais-toi.

Le silence s'est prolongé. J'avais oublié que je détestais bronzer. Retourner sur cette plage me rappelait des souvenirs d'ennui mortel. Je crois que ça n'a pas changé en trois ans. Une mouette a hurlé un peu plus haut dans le ciel. Le vent continuait de souffler, l'odeur du sel me prenait les narines et j'avais encore mal au cœur, même si le déjeuner remontait à trois heures.

_ Je me demande comment quelqu'un a pu avoir l'idée de faire un poème sur les huîtres. Il devait cruellement manquer d'inspiration. Si ça continue, il y en aura bientôt un sur François Hollande.

_ Tu dis ça, mais j'avais lu ce poème, une fois, pour une disserte. Et franchement, je le trouve vraiment magnifique. Il pose des questions tellement intéressantes ! C'est là que tu te dis que même les objets les plus simples peuvent être des métaphores d'un sens quelconque de la vie.

Je me suis renfrognée. J'avais vraiment l'impression d'être une littéraire ratée. Là où je n'avais aucune culture générale, Ana pouvait me faire des dissertations philosophiques sur tout et n'importe quoi. Elle avait été prise dans une FAC de lettres au début des vacances d'été, donc ça pouvait se comprendre.

_ Sinon, tu en connais d'autres, des gens qui voudraient faire des poèmes sur les huîtres ?

J'ai senti Ana soupirer à côté de moi. Ça nous arrivait souvent, ce genre de conversations. Je déteste les blancs.

_ Tais-toi et dors, a-t-elle répondu dans un soupir. Tu vas plus trop en avoir l'occasion quand tu commenceras ta prépa, l'année prochaine.

Mon cœur s'est serré au mot "prépa". Le stress que j'éprouvais depuis le début des vacances par rapport au fait de commencer mes études par un an de préparation intégrée en littérature dans un lycée privé me taraudait. Je n'arrivais pas à me faire à l'idée de passer un an en enfer : réveils à six heures, couchers à plus tard que minuit, et des tonnes de devoirs et de dissertes. Des amis m'avaient fait des bilans assez éloquents à ce sujet.

J'ai continué de fixer les nuages. La mer a continué de s'échouer sur la plage. Les mouettes ont continué de rire.

La sensation d'ennui était beaucoup trop forte. J'avais besoin de bouger. Je me suis redressée d'un coup.

_ Allez, Ana, viens ! me suis-je écriée en la tirant par le coude. On va se balader ! J'en peux plus de ne rien faire !

_ Bon, d'accord ! D'accord ! Lâche mon bras, espèce de sale sale !

J'ai ri. Ana s'est redressée en grognant. Elle manqua de tomber en trébuchant sur sa serviette. Dans un éclat de rire, on s'est mise en route, nos pieds s'enfonçant dans le sable. Des coquillages me rentraient dans la peau. Les algues gluantes nous collaient aux chevilles et l'eau glacée de la mer nous chatouillait les doigts de pieds.

Tout en argumentant sur les huîtres, on a marché le long de la plage. Le soleil se couchait à l'horizon, projetant des lumières orange et rose dans le ciel bleu pâle. On voyait au loin des bateaux à voile filer le long des vagues et quelques rochers qui semblaient flamboyer sous la lumière du couchant.

J'ai repensé aux États-Unis, à mon petit quartier tranquille de Manhattan et aux amis américains que je m'étais faite quand j'habitais encore là-bas. Revenir en France me procurait un sentiment étrange. J'avais l'impression que le déménagement avait enfoui tous les souvenirs de mon enfance dans un coin de ma mémoire et que ces derniers resurgissaient petit à petit, comme si j'avais appuyé sur le bouton rewind d'une télécommande. Les sensations que j'éprouvais autrefois quand je faisais cette même promenade avec Théo et Ana, quand on était encore gamins. Les éclats de rires de Paul quand il nous jetait des méduses à la gueule. Les soirées de feu de camp. Les guitares qui résonnaient dans la nuit. Les histoires d'horreur du soir.

_ J'ai une blague.

Ana s'est tournée vers moi en haussant un sourcil. Elle sentait de toute évidence le gros bide arriver.

_ Je t'écoute, mais si c'est nul, je te pousse dans l'eau.

_ Aucune chance ! Je te jure que ça va être drôle ! C'est une blonde et une rousse qui se retrouvent devant un ascenseur. La rousse veut monter à l'étage et demande à la blonde de l'appeler. Elle lui dit "Tu peux appeler l'ascenseur ?" et la blonde dit "Pas de problème ! ASCENSEUUUR"

Sans que je comprenne ce qu'il m'était arrivé, je me suis retrouvée projetée dans l'eau glacée par un plaquage digne d'un rugbyman professionnel.

_ Eh ! ai-je protesté en claquant des dents. Elle était bien !

Anaëlle ne m'a pas répondu, trop occupée à rire.

_ En plus, je ne l'avais même pas terminée., ai-je râlé en croisant les bras, ballotée par les vagues.

_ Justement, je t'ai sauvée du ridicule., a répondu Ana, satisfaite. Tu y avais déjà mis un gros pied. Pas la peine de t'enfoncer davantage.

_ De toute façon, j'ai toujours été incomprise. Je suis sûre que je suis aussi drôle que Danny Boon ou Gad Elmaleh.

_ Alors là, c'est même plus un rêve. Ça relève juste à de l'utopie. Le jour où quelqu'un qui chantera du Patrick Sébastien sous la douche aura du respect de la part d'une foule entière, je pense qu'il faudra créer un événement spécial pour l'occasion.

Le Dernier SoirWhere stories live. Discover now