Chapitre 3

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CHAPITRE III

Les étoiles brillaient haut dans le ciel. Gavées de chipolatas, et totalement repues, on fixait le ciel dégagé de Juillet. Pour une fois qu'il n'était pas bordé de nuages, ça changeait. J'ai senti un petit courant d'air frais passer sur ma nuque et j'ai frissonné, avant de rentrer la tête dans mon sac de couchage.

Le feu de camp crépitait. On était adossées à notre muret habituel, comme au bon vieux temps. Une odeur de marshmallows grillés se répandait aux alentours. Après une journée passée à voyager et à cramer au soleil, cette obscurité et ce calme me faisaient du bien. Les cigales chantaient dans le champ d'à côté. Je venais de prendre ma douche et j'avais encore les cheveux humides.

J'étais enfin à la maison.

Finies les interminables heures d'avion. Finis les décalages horaires ahurissants. Bonjour l'odeur des marais salants et la vue sur le Croisic. J'aurai presque pu pleurer devant les lumières de la ville qui s'étendaient à perte de vue, plus loin, à l'horizon. Les bâtiments se confondaient dans les ombres.

J'ai poussé un soupir.

Ana, un peu plus loin sur le mur, a éternué si fort que son « atchoum » a résonné en écho dans les bois à notre gauche. Je pouvais entendre des bestioles nocturnes fouiller dans les buissons et les feuilles, et pousser des petits cris. Un hibou hululait un peu à notre droite, caché dans la grande tour abandonnée qu'on fréquentait depuis notre plus jeune âge.

Avec un sourire, j'ai repensé à la soirée. Les parents d'Ana étaient arrivés en catastrophe à huit heures du soir, les bras chargés de sac, dont un énorme en provenance de sa boutique de disque préférée. Les connaissant, ils avaient dû faire main basse sur tout ce qui leur tombait dessus. Plus gros boulets, tu meurs.

On avait tous éclaté de rire quand Ana a découvert des CDs de groupes d'un peu partout dans le monde. Ravie, elle s'était jetée dans les bras de ses parents avant d'emporter ses deux nouvelles piles de disques hautes comme la tour Eiffel dans la chambre. J'y avais aperçu des albums des Doors et quelques uns de Pink Floyd, qu'on s'était promises d'écouter plus tard dans la soirée. Si vous vous demandez pourquoi nous écoutions encore des CDs alors que les téléphones et les enceintes existent, je vous répondrai qu'on aime être à côté de la plaque, et qu'on appartient à une génération d'avant. Mentalement, du moins.

Le dîner qui avait suivi s'était révélé extrêmement sympathique. Les blagues d'Oscar, le père d'Ana, jonglaient entre les miennes et celles de mon père et les longues tirades d'Ariane provoquaient des blancs que Papa comblait rapidement en enchaînant les histoires et les anecdotes de sa jeunesse.

Il était maintenant assez tard. La lune avait déjà bien commencé sa course. On était allongées comme ça depuis un bon moment déjà. Je sentais mes paupières s'alourdir mais je me donnais de petites claques mentales pour me rappeler que des moustiques rôdaient partout autour de moi. J'entendais ce fameux bruit insupportable de leur battement d'ailes, qui pouvait vous faire valoir quelques nuits blanches.

_ C'est beau, hein ?

La voix d'Ana avait rompu le silence qui régnait entre nous depuis une bonne demie heure.

_ Ouais.

Pour la première fois de ma vie, je n'avais pas envie de parler afin de combler le vide, qui s'était installé en même temps que nous, sur cet endroit presque sacré. J'avais juste envie de profiter du moment.

Les échos de nos rires d'antan résonnaient encore à mes oreilles. Les chansons nulles qu'on se chantaient au coin du feu me revenaient en mémoire. Quand mes yeux se perdaient dans le vague, je pouvais même imaginer les silhouettes de Paul et de Théo, avachies contre le mur de la tour, comme ils en avaient l'habitude.

Après quelques secondes de réflexions, je me suis dit que cet endroit pouvait avoir l'air glauque, pour certaines personnes. Mais j'y étais tellement habituée que le simple fait de reconnaître l'odeur des marais salants chauffés par le soleil et mêlés à celle des champs me calmaient et emportaient mon esprit ailleurs.

_ J'aimerai bien rester là pour ce soir. Ça te dit qu'on ne retourne pas à la maison ?

J'ai perçu dans la voix d'Ana un accent un peu nostalgique. Je me suis dit qu'elle devait aussi penser à notre vie d'avant, quand on était encore tous les cinq. Depuis qu'ils étaient partis, on n'avait plus jamais refait de nuits blanches près du muret.

_ Pourquoi pas. De toute façon, j'ai la flemme de rentrer. Et puis les étoiles sont belles. Ai-je dit en baillant.

Ana a eu un petit rire. Je me suis un peu redressée pour la dévisager.

_ Quoi ? Ai-je râlé.

_ Rien, rien...

J'ai levé les yeux au ciel.

C'était au moins le cas de le dire.

Le temps filait. On ne parlait toujours pas. Quand j'ai regardé l'écran de mon téléphone, l'horloge affichait trois heures du matin. J'ai entendu avec un sourire les ronflements d'Ana. Elle a toujours été la première à s'endormir. Cette nana était une véritable marmotte.

Mes yeux se sont perdus une nouvelle fois dans le ciel d'encre tacheté de blanc. C'était donc ça, ce que ressentait Chateaubriand, pendant sa contemplation du cap Sounion ?

J'étais triste, un peu mélancolique, nostalgique et j'en passe et des meilleures. Pourtant, les battements de mon cœur étaient sereins. Je sentais un certain calme détendre mes muscles.

Je ne savais plus où j'en étais. 

Le feu s'est atténué. J'y ai remis des brindilles, qui ont craqué sous les flammes dévorantes. Les ombres s'éclaircissaient peu à peu, laissant place à des lumières bleues moins denses et plus légères.

La lune a achevé sa course vers six heures du matin. Les oiseaux s'éveillaient petit à petit, piaillant de plus en plus au fil des minutes. Le ciel se teintait de mauve et de jaune. Une lumière splendide se reflétait dans l'eau des marais.

Quand Ana s'est réveillée en s'étirant avec un grognement digne de Shrek, j'étais assise sur le muret que j'avais escaladé pour contempler le lever de soleil. Je sentais le feu de bois, j'avais les cheveux ébouriffés par le vent, et une bonne grosse haleine de fauve.

Ana n'était pas dans un meilleur état. Elle avait des brindilles et des touffes d'herbe emmêlées dans sa tignasse frisée et son visage était couvert de terre.

_ T'as pris le sol pour un oreiller ou quoi ? ai-je demandé, un petit sourire narquois étirant lèvres.

_ Très drôle.

Ana s'est extirpée avec difficulté de son sac de couchage, en frissonnant. Elle ne portait qu'un t-shirt et un short de pyjama. Elle s'est hissée à force d'injures et de grognements sur le muret qu'elle avait descendu la veille pour s'endormir. Quand elle a enfin réussi à passer sa jambe poilue par-dessus les pierres sombres, elle s'est collée à moi.

_ Ça te dérange si on fait les pingouins ? J'ai froid.

_ Fallait penser à prendre un sweat. Y en a plein dans ton armoire.

_ Cause toujours. Ça arrive à tout le monde d'oublier quelque chose.

Quelques secondes se sont écoulées avant qu'Ana ne me tapote l'épaule avec un petit sourire aux lèvres.

_ Quoi ?! ai-je fait, agacée.

_ Bienvenue à la maison ! s'est-elle exclamée en se jetant dans mes bras. Pour de bon, cette fois !

Le Dernier SoirWhere stories live. Discover now