Chapitre 2

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CHAPITRE II

Dès qu'on a posé un pied sur le chemin de graviers qui menait à la porte d'entrée de la maison, l'odeur de grillades m'a chatouillé les narines. Un grand sourire aux lèvres, je me suis tournée vers Ana, ravie.

_ Je crois qu'on aura quelque chose de pas très végane pour le dîner ! me suis-je exclamée gaiement en poussant la porte.

J'ai entendu Ana grommeler derrière moi, sûrement parce qu'elle s'était encore prit la marche de l'entrée dans le pied. Ça lui arrivait depuis qu'elle était toute petite. À croire qu'elle s'était habituée à faire cette gaffe avec le temps.

Pendant qu'elle râlait en pestant contre ses orteils un peu trop grands, je me suis dirigée vers la terrasse, impatiente de savoir quelle viande se retrouverait dans nos assiettes pour ce soir. J'ai vu Papa debout près du barbecue, une pince de cuisine à la main. Il retournait des saucisses une à une sur la grille.

_ Et bien, qu'est-ce qui nous vaut l'honneur de manger des saucisses ? ai-je demandé, après m'être approchée discrètement de mon père.

Il a sursauté, surpris, en poussant une petite exclamation. Il s'est retourné vers moi, furieux.

_ Arrête de me faire peur comme ça !

J'ai ri en m'approchant des chipolatas. Elles grésillaient paresseusement sur le feu, et l'odeur qui s'en dégageait était absolument divine.

_ Vous êtes à la maison depuis longtemps ? a demandé mon père avec un petit sourire. Je ne vous ai même pas entendues arriver.

_ Parce que tu étais trop occupé à rêvasser ! On vient juste de rentrer.

Ana nous a alors rejoints. Elle était partie enfiler un pull et coiffer ses cheveux ébouriffés par le vent.

_ Ça sent drôlement bon, dans le coin ! s'est-elle exclamée en prenant une chaise pour s'assoir près de nous.

_ Ça ne vient sûrement pas de Chloé. a déclaré mon père, un sourire sarcastique aux lèvres.

_ Eh ! Je ne te permets pas ! ai-je protesté pendant qu'Ana éclatait de rire. Et je trouve que c'est un peu gratuit, de la part de quelqu'un qui pue des pieds.

Mon père a haussé les épaules, d'un air innocent.

_ Je ne vois pas de quoi tu parles, a-t-il dit avec sérieux.

_ Bien sûr, et les poules ont des dents.

Ana a levé les yeux au ciel. Soudain, elle s'est redressée, inquiète.

_ Ils sont où, les vieux shnocks ? a-t-elle demandé.

_ Partis faire des courses, j'imagine... a fait mon père en haussant les épaules, un sourire aux lèvres. Je voulais y aller, mais ils m'ont mis de corvée de cuisine. Je suis coincé à la maison depuis le début de l'après-midi.

_ Ah... a fait Ana, d'un air soupçonneux.

On s'est regardés avec Papa du coin de l'œil, et, tout de suite, j'ai compris. Ces deux têtes en l'air avaient encore oublié l'anniversaire de leur fille. Ils avaient sûrement dû partir pour aller lui chercher un cadeau de dernière minute.

J'ai saisi Ana par le bras pour la mettre debout.

_ Bon, ce n'est pas tout, mais y a encore les valises à vider ! me suis-je exclamée gaiement. On revient tout de suite ! ai-je ajouté à l'adresse de mon père.

Il a hoché la tête, un sourire aux lèvres.

_ Pas de problèmes, a-t-il répondu en retournant à ses saucisses.

On s'est dirigées vers le salon en silence. J'avais la peau encore chauffée par le soleil. Le chant des grillons résonnait depuis le jardin. À l'extérieur, le soleil se couchait lentement à l'horizon, répandant à travers les fenêtres de la maison des rayons orangés et dorés. Un vieux vinyle d'Aretha Franklin tournait dans un coin du salon. Le tout donnait une ambiance assez irréelle à la pièce, entièrement parée de couleurs chaudes.

Le vieil escalier en bois a grincé sous nos pieds, quand on est montées au premier étage. On a traversé un couloir décoré par des photos qui remontaient à l'époque où Paul et Théo venaient encore ici pour les vacances d'été.

Quand on est arrivées au bout du couloir, les narines pleines de l'odeur familière de la maison, j'ai jeté un regard machinal à la porte à côté de celle de notre chambre. Je savais que Paul et Théo ne s'y trouveraient pas, mais, pourtant, je ne pouvais m'empêcher de l'espérer. Plus leur absence se prolongeait, plus je me sentais vide.

Ana a dû deviner ce qui me tracassait, parce qu'elle a posé une main sur mon épaule, un air triste sur le visage.

_ Tu sais, a-t-elle dit, la voix un peu enrouée. J'ai entendu deux-trois choses à leur sujet, quand tu étais aux États-Unis...

_ Ah ? ai-je fait, la gorge nouée. Quels genres de choses ?

On est entrées dans notre chambre en fermant la porte derrière nous. Ana s'est dirigée vers sa valise qui était encore ouverte au milieu de la pièce. Elle a entrepris de ramasser ses pulls.

_ Et bien... a-t-elle commencé. Pour Paul, ça ne s'arrange pas tellement. De ce que j'ai entendu, ils étaient retournés à Paris pour lui trouver le meilleur hôpital. Mais je crois que ça ne se passe pas super bien...

J'ai senti mon cœur tomber comme une pierre dans ma poitrine. C'était bien la dernière des choses que je voulais entendre. Encore une fois, j'ai senti des larmes me piquer les yeux.

_ Ah...

Un silence pesant s'est installé dans la chambre. Ce n'était pas le premier été qu'on passait sans eux, mais ça me paraissait toujours étrange. J'avais comme l'impression de perdre une partie importante de ma famille.

Ana n'osait pas me regarder, mais je savais qu'elle se retenait de pleurer. Je la connaissais depuis ma naissance. Je savais qu'elle aimait beaucoup Paul. Lui parler de ça, c'était assurer une crise de larmes.

J'ai décidé de ne rien ajouter. C'était les dix-sept ans de ma meilleure amie. Je n'avais pas envie de les lui gâcher. En silence, on a continué de ranger nos affaires. Accablée, je regardais le fond de ma valise en me demandant pourquoi j'avais pris autant de vêtements.

_ Et c'est là que la chanson de Stromae prend vraiment son sens : Quand y en a plus, y en a vraiment encore. Ce gars est un pur génie. Si tu veux mon avis, il devrait recevoir un doctorat en philo.

Ana a lâché un petit rire. L'ambiance dans la pièce s'est un peu réchauffée. Goguenarde, j'ai poussé un soupir théâtral en désignant les tas de vêtements qui traînaient un peu partout sur le sol.

_ Regardes-moi ça deux secondes ! On a de quoi ouvrir un magasin de fringues ! Tu penses à tout le gâchis que ça représente, jeune fille ?!

_ Je pense qu'on devrait plutôt parler de friperies, a fait Ana en dégageant un de mes pantalons. Franchement, meuf ?! Tu mets vraiment des sarouels ?!

Elle a lâché ledit sarouel en fronçant le nez.

_ Honnêtement, Chlo, tu fais honte à la filière littéraire en portant des fringues pareilles ! Comment tu veux qu'on se débarrasse de ce vieux cliché si on les applique encore aujourd'hui ?!

J'ai repris mon sarouel en le repliant, d'un air digne.

_ Ne critiques pas mes goûts vestimentaires. Si je veux ressembler à Aladin, laisse-moi faire.

Le Dernier SoirWhere stories live. Discover now