Partie V

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« Quel crime ais-je donc commis, pour me voir être punie de cette façon si ennuyeuse ? » se lamenta Mademoiselle de Sarrin.

Ses jours s'étaient vu répartis entre les rencontres fortunées avec son amant, et les longs moments passés au domicile familial, à se languir de ce tiraillement ressenti par son cœur. Elle n'avait plus goût à rien, se nourrir, se reposer, se promener à cheval ou s'adonner à la broderie, plus rien ne lui semblait une activité plaisante. En était venu un point où la lecture de son livre favori lui était devenue presque insupportable. Lorsqu'elle ne trouvait pas écho entre des événements du roman et sa propre vie, elle se désolait de ne point connaître ce que connaissait son héroïne. En sus, son esprit était sans cesse assiégé par des fougasses masquées remplies de son inclination pour M. de Nancy, et ses réticences à celle-ci.

Le changement advint lorsque, à l'occasion d'une réception donnée par le Vicomte d'Ivry, et à laquelle Madame de Sarrin et sa fille furent conviées, celle-ci eut à vivre un drame si insoutenable que tout son être en fut ébranlé. Elle avait pris l'habitude d'emmener avec elle son objet le plus précieux, ce qui lui permettait de conserver, selon elle, un semblant de bon sens lorsqu'elle était en présence de M. de Nancy. Cependant, à cette réception l'on dansa beaucoup, et elle fut tenue d'en faire de même par sa mère. Mademoiselle de Sarrin dansa avec tous les honnêtes personnes capables de le faire ; étrangement ils furent rares ce soir-là, et peu charmants. Elle se lassa bien vite de leur manque de conversation et de leur attitude distante, alors même qu'elle avait revêtue la plus belle de ses robes, et la plus chère de ses parures. M. de Nancy ne s'était pas montré à elle, bien qu'elle l'ait très distinctement aperçu parmi les convives. Et, bien qu'elle se persuadât aisément que son absence était bienvenue, elle ne pouvait empêcher ses yeux de le rechercher parmi la foule. Alors qu'une nouvelle danse commençait, et qu'aucun partenaire potentiel n'était en vue, Mademoiselle de Sarrin fit fi du désir de sa mère et s'éloigna de l'effervescence qui régnait.

« Quelle est la cause d'une expression si attristée, mademoiselle ?

— Doux Jésus, vous m'avez fait terriblement peur ! » s'exclama la jeune fille, une main posée sur son cœur. M. de Nancy était apparu près d'elle avec une telle discrétion, qu'elle ne l'avait point entendu.

« Pardonnez mon impolitesse. Je m'entretenais avec votre mère – une femme tout à fait charmante à vrai dire, et elle m'apprit tant de belles choses sur vous, que je me retrouvai pendu à ses lèvres. Entendre parler de mon aimée me ferait presque oublier celle-ci.

— Je vous ai déjà demandé maintes et maintes fois de cesser avec tout cela. Je n'ai pour vous aucun sentiment, ni aucune intention d'en développer. Je suis de bonne éducation, voyez-vous, et vous nuisez à celle-ci en me cajolant sans relâche.

— Il me semblait pourtant que les dames aimaient entretenir des amours de romans ? N'est-ce pas pour cela que je vous vois toujours les yeux perdus dans un livre ?

— Vous devez confondre, Monsieur, les romans de piètre valeur, avec ceux qui en ont beaucoup. Celui que je lis sans cesse est d'une valeur si grande que je m'en réfère pour toutes les occasions. Ne connaissez-vous donc pas La Princesse de Clèves ? C'est un roman si remarquable.

— Je suis navré, mais je ne lis que peu de romans. Il est difficile pour un homme de comprendre cet attachement à un art si grossier qu'ont les femmes, mais sachez que mon estime pour vous n'en est point légère.

— Cessons de parler de ceci, devant que de me voir consternée. Faisons plutôt ce pour quoi je suis venue : dansons. Cela plaira à ma mère, et cela vous satisfera sans doute suffisamment pour me laisser en paix par la suite ?

— Ce serait un honneur, ma dame. »

Ils dansèrent avec une grâce qui leur sembla à tous deux si grande que l'on s'écartât d'eux dans la salle, bien que cet écart ne trouvât sa cause dans leurs gestes amples exécutés avec une certaine maladresse. Ils se séparèrent après que M. de Nancy lui révélât à que danser avec elle n'était point une torture, et Mademoiselle de Sarrin retrouva sa mère en grande conversation avec divers hommes, tous d'une exceptionnelle naissance, et Madame de Sarrin ne laissa pas échapper l'occasion de se flatter d'une fille si belle et si distinguée, sans jamais s'apercevoir des regards dans lesquels transparaissait un irrésistible désir d'incaguer cette famille si étrange.

C'est à leur retour chez elles, que Mademoiselle de Sarrin se rendit compte d'un fait qui la plongea dans une panique effrayante.

« Mère, appela-t-elle. Mère, venez vite ! »

Alertée par la détresse de sa fille, Madame de Sarrin accourut rapidement, pour la trouver en plein désarroi.

« Que se passe-t-il, mon enfant ?

— Il m'a pris le... Il m'a pris le...

— Qui y a-t-il ? Qu'a-t-il pris ? Parlez-vous de M. de Nancy ?

— Il m'a pris le livre ! » s'exclama finalement sa fille.

Madame de Sarrin eut tout le mal du monde à calmer la tristesse de son enfant, et lui suggéra de vérifier d'abord si elle l'avait bien emporté avec elle à la réception. Mademoiselle de Sarrin explora tous les recoins de sa chambre, de l'armoire à la ruelle, sous ses draps, dans sa commode. Le livre était introuvable, et apaisé n'était pas son affolement. Lui vint alors à l'esprit que son livre avait peut-être été volé, et ainsi s'imposa à elle le suspect : M. de Nancy, qui avait connaissance de son amour pour l'ouvrage. Peut-être, pensa-t-elle, était-il jaloux de cet attachement. Peut-être voulait-il lui faire payer son rejet.

La mélancolie qu'elle ressentait s'en trouva intensifiée, et Mademoiselle de Sarrin s'éloigna davantage de la vie mondaine après cela. Sans son livre pour la distraire, sa vie lui paraissait bien fade, et sa mère ne parvenait pas à apaiser sa souffrance. Même lorsque Madame de Sarrin organisait des réceptions dans sa propre maison, sa fille ne descendait que très rarement, faisait de brèves apparitions, en vertu de son éducation. Elle ne pouvait nier le caractère visionnaire du stratagème de M. de Nancy. Ainsi loin de son ouvrage, il lui semblait que suivre la voie de la vertu inimitable en devenait bien plus ardu. Espérait-il qu'elle ne cède à ses avances ? Peut-être utiliserait-il le livre pour la faire chanter ? Plus la jeune fille pensait à cela, et plus sa colère envers le méchant homme s'en trouvait grandie.

Un jour, alors qu'elle ne quittait plus sa chambre, sa mère la supplia de venir à la réception donnée par le roi. Elle lui expliqua longtemps qu'il était des réceptions pour une demoiselle de la noblesse, qui ne devaient jamais être manquées, et celle-ci en faisait partie. A contrecœur, Mademoiselle de Sarrin avait accepté de s'y rendre, et n'avait accordé qu'une attention légère à ses nippes. Il lui sembla pourtant, pendant la réception, que sa présence était indifférente à la plupart des convives, et son ennui la conduisit à errer près des bois, au bord desquels se tenait la fête. Elle dépassa quelques arbres, le bruit de ses pas sur les feuilles mortes échouées au sol faisant écho au silence qui régnait. Une tâche attira son attention sur le sol cependant, et en s'approchant, Mademoiselle de Sarrin découvrit ce qui ressemblait à une lettre échouée sur le sol. Elle observa les alentours, puis se saisit de la lettre retrouvée, à côté de laquelle trônait une cane des Indes très belle. Elle déplia la lettre, ne pouvant lutter contre la curiosité qui l'étreignait.

« Ma douce, je vous adresse ce poulet comme dernier recours pour toucher votre cœur. J'ignore quelle mauvaise impression j'ai pu vous faire pour me voir si souvent rejeté par vous. Nonobstant votre inimitié à mon égard, il est nécessaire pour moi de vous confier une dernière fois tout l'amour que j'ai pour vous, et le désir que j'ai de partager votre vie. »

La lettre, qui lui était adressée, se poursuivait par une énumération des raisons pour lesquelles M. de Nancy se languissait d'elle. Ne pouvant en lire davantage, Mademoiselle de Sarrin, en vint immédiatement à la fin du poulet, où figurait seulement une date, un lieu, ainsi que les mots suivants : « afin de vous rendre votre livre, je vous attendrai avec impatience ». Après sa lecture, il lui fut évident d'entrer en soupçon sur M. de Nancy. Elle ne décoléra pas du reste de la journée, attendant avec hâte le lendemain, date à laquelle son soupirant et truand lui avait donné rendez-vous. 

Mademoiselle de SarrinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant