Ses grands yeux noisette me fixent intensément, attendant une réponse. Mais mes lèvres restent obstinément scellées. Je suis incapable de lui dire quoi que ce soit. Parce qu'aucun mot ne serait assez fort pour lui exprimer ce que je ressens à cet instant précis.
— Je veux une gaufre, lâché-soudain.
— Qu... Quoi ?
Je me lève d'un bond et lui attrape fermement la main avant de m'élancer au pas de course le long des quais.
— Hééé... ! s'exclame-t-elle d'une voix chevrotante.
Mais je continue de courir sans me soucier de ses protestations, ignorant le point de côté qui commence à enflammer mes côtes. Nous rejoignons ainsi le centre-ville, et je ralentis un peu la cadence lorsque nous arrivons en vue du marché de Noël. Sans lâcher la main de Florie, je me fraie un passage entre les chalets et les passants, me laissant guider par l'odeur enivrante qui flotte dans l'air, jusqu'à enfin apercevoir l'objet de toutes mes pensées : la cabane à gaufres.
— Agathe ! s'écrie mon amie en vaine tentative de retenir mon attention.
Je lâche sa main et farfouille dans mes poches pour en sortir de quoi payer les deux magnifiques gaufres dégoulinantes de chocolat fondu que me tend le marchand. Et c'est avec un éclatant sourire que je me tourne vers Florie qui m'attend en retrait, complètement déboussolée.
— C'est pour moi ? bredouille-t-elle en analysant d'un coup d'œil interloqué la pâtisserie que je lui tends.
— Évidemment, banane, pour qui d'autre ? rétorqué-je en croquant à pleines dents dans ma gaufre. Allez, viens !
— Mais... Pourquoi ?
Mais je suis déjà repartie et elle n'a d'autre choix que de me suivre. Je zigzague entre les passants et trace mon chemin jusqu'au grand square qui borde la cathédrale. Là, je me laisse tomber sur un banc et lâche un soupir de satisfaction en promenant mon regard vers les cygnes qui barbotent dans l'eau de l'étang.
Florie s'installe à côté de moi, sa gaufre intacte toujours entre les mains.
— Tu m'expliques ?
— Expliquer quoi ? Je mange une gaufre au parc avec mon amie, il n'y a rien à expliquer.
Je me lève et m'approche du lac afin de lancer un morceau de gaufre aux cygnes. Les volatiles se jettent dessus avec avidité, m'éclaboussant au passage. J'éclate de rire lorsque je sens soudain un poids s'abattre sur mon dos, manquant me faire perdre l'équilibre. Je sauve de justesse ma gaufre de la noyade et tourne la tête pour voir une longue tignasse blonde étalée sous mon nez.
— Hé ! Tu m'écrases !
— Merci.
J'esquisse malgré moi un sourire avant de croquer une nouvelle fois dans ma gaufre et de fermer les yeux pour laisser les sensations m'envahir. Profiter du chocolat fondant qui inonde mon palais, des cris des cygnes et du bruit de l'eau, du léger parfum floral de Florie qui me chatouille les narines. Profiter de cette douce chaleur dans mon cœur, qui me ferait presque oublier que la température extérieure avoisine les moins dix degrés.
— Tu sais, murmure soudainement Florie, un jour, je vais devoir repartir...
— Un jour... On y est pas encore.
Je rouvre les yeux et la sonde du regard. Ses joues sont rouges d'avoir tant couru. Ses grands yeux noisette brillent de mille feux, autant sous l'effet du bonheur que de l'angoisse. Je peux y lire toute sa douleur, toute son appréhension. Je lui offre mon plus beau sourire.
— Tu sais, tu ne pourras pas suivre tes parents éternellement dans tous leurs déplacements. Tu passes le bac cette année, tu vas probablement aller à l'université ou dans une école, et il va falloir que tu te poses quelque part pour tes études, où que ce soit.
— Le problème, c'est que je ne sais pas encore ce que je veux faire...
— Tu as encore le temps d'y réfléchir. C'est un choix compliqué, et j'en sais quelque chose... Mais si tu veux, je suis là pour t'aider.
Elle m'adresse un chaleureux sourire avant de mordre à pleines dents dans sa gaufre. Derrière nous, les cygnes s'ébattent dans l'eau glacée en poussant des cris strident, tandis que des rires d'enfants s'élèvent en provenance du terrain de jeux. De nombreux promeneurs ont décidé de braver le froid pour venir s'aventurer entre les bancs et les arbres nus du parc. Le sol est jonché de feuilles mortes et de bogues de châtaignes qui craquent sous leurs pas. Ma gaufre est terminée, et je m'emmitoufle dans mon écharpe comme dans un plaid pour me laisser bercer par tous les sons qui m'enveloppent, par le bruissement du vent dans les buissons, et par la voix mélodieuse de Florie à mes côtés.
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Comme tombe la neige
Short StoryL'une est un livre ouvert à la couverture abîmée et aux pages cornées. L'autre cache farouchement ses pages ternies derrière une couverture flamboyante. Deux jeunes filles que tout oppose, et qui ont pourtant un point commun. Elles ne croient plus e...