Prologue

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La journée était déjà bien avancée, reléguant la fraîcheur de l'aube à quelques endroits ombragés où la mousse s'amassait en silence, et c'est un soleil de juillet qui dardait maintenant ses rayons sur la majeure partie du territoire américain. C'était, pour les paysans, le temps des récoltes et, pour leurs marmots, le temps des jeux et de l'insouciance. On voyait, ça et là, des bambins d'âges diverses se rouler dans l'herbe grasse en riant au éclats, jouer aux dés, ou encore à la poupée, quand d'autres, généralement les plus âgés, préféraient jouer aux petits soldats.

Deux bandes se réunissaient, de chaque côté du terrain des Homst, où elles se disputaient un chêne massif, point de choix pour planter un quelconque fanion, ou de celui des Mc Faves, traversé par une rivière, dans laquelle les enfants précipitaient leurs congénères de la bande rivale, soucieux d'apporter la gloire (et l'autre parcelle du précieux champ de bataille) à leur équipe.

Celles-ci se formaient d'ailleurs souvent autour des rejetons les plus fortunés du coin, ou bien autour des plus grands qui, en quête de divertissement, venaient parfois se jeter à corps perdu dans la bataille acharnée que se livrait leurs jeunes pairs. Chacune se répartissait en fonction des affinités et rivalités de chacun, puis, avant qu'elles ne puissent prendre position, venait la détermination de leur rôle.

En effet, les enfants, soucieux, de part leurs jeux, de prendre corps avec les événements qui leurs étaient contemporains en ce mois de juillet 1861, avaient décidé de nommer les camps en fonction des principaux antagonistes de l'époque, soit les armées unionistes et conféderées, qui s'étaient déclarés une guerre sans merci quelques mois plus tôt.

Cependant, le problème subsistait a chaque fois sur un point, qui était d'une importance capitale pour ces enfants : qui seraient donc les valeureux soldats de l'Union, prêts à défendre leur Kentucky natal ; et qui incarnerait la troupe des États ayant, il y a peu, fait sécession, et dont les intentions ne pouvaient être qu'aggressives et mauvaises à leur égard ?

Les transports manichéens des bambins, mêlés à des pensées patriotriques primaires qui faisaient des hommes en tuniques grise des égorgeurs d'enfants, menaient souvent à d'âpres délibérations, qui finissaient toujours par l'amère réaction du chef du camp conféderé désigné, symbolisée par un crachat ou même un simple regard torve, qui appelait vengeance.

Sitôt après la répartition, chacun ayant tourné les talons, les belligérants arnachés de culottes courtes, placés en un demi-cercle approximatif, buvaient religieusement les paroles de leurs guides respectifs, lesquels les exhortaient à l'assaut.

Puis, en rangs serrés, serrant tous branches, tisonniers ou encore louches au creux de leurs petites menottes, voilà les armées de fortune prenants chacune leurs marques face à l'ennemi.

Résolus et silencieux, la graine de soldat s'attendait au choc le plus douloureux de son existence. Certains ne s'en sortiraient pas indemnes, tout le monde en était conscient. Vêtements déchirés, peau griffée, membres égratinés, tant de marques de désobéissance sur lesquelles planait, telle une épée de Damoclès, la sanction parentale ; pourtant peu leur importait, face à la fierté éblouissante que procurait la victoire au combat, toute cicatrice devenait une décoration, et toute punition, un mal nécessaire.

Quelques minutes plus tard un signal retentissait, l'assaut était donné, et les troupes, abandonnant leur discipline et leurs rangs serrés, se ruaient les unes sur les autres, dans un vacarme assourdissant, mêlant cris enfantins et fracas des armes de fortunes.

La cible de choix étant les chefs de groupe, tout un état major était réuni autour de celui-ci, dissuadant les adversaires d'une attaque directe. Le champ de bataille, commençait, lui, à se retrouver clairsemé de corps enfantins, gémissants et pleurnichants dont on distinguait ça et là les différentes blessures, égratignures, hématomes ou même véritable saignement. Si les généraux étaient d'humeur généreuse, le combat s'arrêtait sur cette note, mais pouvait continuer d'une violence accrue si l'un d'eux avait préparé une seconde attaque. En effet, les buissons touffus, qui couvraient les arrières d'un camp comme de l'autre servaient des fois à orchestrer un guet-apens. Des gamins armés de frondes, pour les plus aisés, ou de simples cailloux, pouvaient facilement s'y dissimuler et couvrir d'un feu nourri la zone des combats.

Même si cette technique n'était que peu utilisée, proportionnellement à la gravité des accidents qui lui étaient liés, cela n'empêchaient pas les différents camps de se munir de sceau, ou même de couvercles de tonneau, pour se prémunir d'attaques qui avait failli coûter plus cher qu'une chemise de coton ou qu'une visite chez le médecin à nombre d'entre eux.

La fin de l'après-midi voyait aussi la fin des jeux et les combattants, sommés de rentrer de bonne heure par leurs parents, se voyaient obligé d'abandonner le champ de bataille pour se ruer au domicile familial. La partie se finissait donc souvent sur des matchs nuls, et les petits, exhibant naguère leurs blessures à leurs camarades de jeu, croisaient leurs petits doigts caleux pour que leurs géniteurs ne remarquent rien et, malheureusement, si certains rentraient chez eux sans grands problèmes, d'autres obtenaient la sanction promise, et se voyaient privés de jeux pour les jours suivants.

Chacune de ces punitions était un coup dur pour ces fiers combattants, interdits de se joindre au combat qui faisait rage hors des murs de leur chaumière, qui passaient donc leurs journées à se morfondre, près de leur petite fenêtre. En se penchant et en tordant un peu le cou, ils pouvaient surveiller la grande route de terre, espérant pouvoir, un jour, observer le passage d'un bataillon de ces êtres qui leurs étaient si chers et auxquels il rêvaient de ressembler, les Tuniques Bleues.

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