CHAPITRE DEUX : SANS UN BRUIT, DÉPART POUR LA RÉGION DES MILLE VENTS

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Dans la lueur de l'aube, Bulle lit la destination de leur prochain voyage. Après de longues vacances sur Octopus, la boite mail ne désemplit pas. Elle a fini par choisir une demande au hasard entre deux gorgées de thé à la rose. L'air dehors se remplit d'une brume épaisse et opaque qui rend l'horizon invisible, hors de portée des sens. Bulle fractionne son tableau de bord avec la même élégance qu'un pianiste jouant les plus beaux concertos. Elle porte en elle la beauté inestimable et indescriptible de ces chants sacrés parfois entonnés au cœur des dernières communautés qui ont encore foi en un dieu qui veillerait sur les âmes égarées de ce monde. Pendant longtemps, elle avait pensé que la vie n'était pas vécue dans le principe que nous devenions heureux dans l'expérience de l'existence. Il lui arrive parfois que les passions qui transportent son cœur envers Hellébore la terrorisent de cette stupeur innocente qu'ont les personnes fortes, elles forment des cicatrices qui couvrent leur poitrine, leurs poignets, leurs neurones. Bulle a souvent eu peur de se perdre dans les méandres trop vastes de ses sentiments. Elle ouvre délicatement le message, l'air sombre, celui qu'elle prend quand personne ne la regarde. Earl se frotte contre ses jambes. La région des Mille Vents. C'est le nom de leur destination. Une région assez reculée au fin fond des terres, d'immenses forteresses mais sans aucun rempart, bercée par le vent et les cultes de l'ancien monde, régie par des lois vieilles de dizaines de millénaires, gouvernée par des femmes et les règles de la nature. Tout y est très silencieux : seul les murmures et les bruits du vent forment encore un vague son à la manière d'un fragile tintement de carillon. Bulle ne pensait même pas que s'il y avait des Kouchi, on les appellerai pour les chasser. Mais sous ses airs mélancoliques, elle rêve d'aventures, de découvrir ces régions où personne ne va, à peine répertoriées sur les cartes des anciens. Ses songes et ambitions se noient dans les vapeurs roses d'Octopus. Emprisonnée pendant de longues années dans une solitude due à la prescience du monde sur elle, Hellébore est pour elle-même cette amie destinée à l'attendre quelque part mais surtout n'importe où. Il s'agissait moins de donner un sens à l'existence que de commencer à la ressentir véritablement. D'un mouvement de baguette, presque en harmonie, ses cheveux se tressent en couronne sur sa tête, une veste à l'effet holographique transparente s'enroule autour de son buste. Ses pensées résonnent sans arrêt de notes de musique, une valse éternelle de sons ordonnés dans le chaos du néant de ses mots perdus entre deux tentatives de se laisser saisir par la beauté du monde. C'est comme si elle attendait l'autorisation de ce monde lui-même pour enfin s'approprier un sublime inconnu des créatures qui le peuplent, une furie douce d'une ignorante partielle qui se recherche entre chaque ruine, chaque lever de soleil, dans le plus petit éclat de lune. Earl ronronne doucement à ses côtés. Bulle frotte affectueusement sa tête.

Lentement, Hellébore se tire du sommeil, entrevoit l'ombre de Bulle suspendue au dessus du courrier. Elle sait alors qu'elles vont quitter cette planète. Comme on observe une peinture qui nous transcende bien au-delà de nous-mêmes, elle voit en Bulle des ornements particuliers qu'elle n'a jamais revu chez quiconque en ce monde. Elle est la divinité de ces émotions bouleversantes. Dans un kimono de soie pourpre, Hellébore se rapproche de Bulle. Elle n'ose pas vraiment lui demander leur destination et regarde déjà le paysage d'Octopus avec nostalgie. Tous les mirages s'évanouissent, s'effacent et disparaissent comme les vagues puissantes de la mer emporte un dernier message écrit dans le sable. Il ne restera bientôt que la trace plutôt vague d'un souvenir furtif. La jeune sorcière sait bien qu'elle est un peu trop sentimentale pour son propre bien. Elle cherche un chez elle quand Bulle se cherche encore elle-même, elle semble toujours endormie, bercée par des rêves en morceaux de réalité inachevée et irrécupérable. Et elle qui est pourtant entièrement constituée d'acier dans tous ses organes ressent le monde bien plus fort dans des laps de temps aussi courts que les tissus de chair qui agitent le cœur de Bulle. Parfois, il arrive à Hellébore d'hésiter, de vouloir refaire ses rouages et les mécanismes de sa pensée pantouflarde pour être aussi avide de vie trépidante, avoir ce sang qui bouillonne en elle à chaque instant. Puis Bulle se tourne vers et lui sourit, un sourire qui a la puissance d'un médicament extraordinaire qui lui retire toute forme de doutes. L'odeur du thé chasse alors les regrets qui commençaient à naitre en elle. Un baiser de sa part devient alors son plus grand voyage à elle.

LA DANSE DES BULLES DE SAVONOù les histoires vivent. Découvrez maintenant