Jour 63

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J'ai attendu qu'Irénée ouvre les yeux pour lui souhaiter un joyeux Noël. Accompagné d'un bisou, évidemment.

— On va prendre le petit déjeuner ?

— Juste un instant, je dois d'abord me calmer.

Nous avons attendu que son excitation matinale retombe avant de rejoindre mes parents. Nous les avons aidés à préparer le déjeuner, parce que le 25 il y a la famille, plus des amis, un monde fou ! Cette tradition remonte à l'époque où nous vivions en province, dans une grande maison. Pour notre premier Noël parisien, nous avons voulu respecter la coutume, même si nous étions un peu serrés.


Personne n'a vraiment posé de questions quant à la présence d'Irénée. Il a été présenté comme un ami. Certains ont tout de suite compris que c'était bien plus, les autres ont préféré croire la version officielle. Avant le dessert, j'ai dû m'isoler un instant. Parfois, les émotions sont trop fortes et, pour les affronter, il faut sortir de la foule. Irénée a compris ce dont j'avais besoin et a laissé passer un peu de temps avant de me rejoindre, sur le balcon, dans le froid.

— Tout va bien ?

— J'ai reçu un message de mon ex. Il me souhaite un joyeux Noël, comme si de rien n'était.

— Tu devrais lui répondre.

— Je ne veux pas, il m'a fait trop mal.

— Noël n'a de sens que si on en profite pour pardonner aux autres et remplacer la haine par l'amour de son prochain. Il t'a blessé et je comprends que tu le détestes. Alors, repense aux bons moments que vous avez passés ensemble. Il t'a apporté de la joie à une époque. Souhaite lui de bonnes fêtes de fin d'année, pas parce que tu veux faire la paix, mais en souvenir d'un certain bonheur.

Je n'ai pas pu résister à cette petite leçon d'amour et j'ai répondu à Steven. J'avoue que ça m'a fait du bien. Irénée a raison, il ne sert à rien de garder la haine en soi, de se faire du mal en détestant les autres. Se souvenir uniquement des bons moments, c'est une excellente philosophie de vie.


Après un long silence, Irénée a allumé une cigarette. Il m'en a proposé, mais je ne fume pas devant mes parents !

— Quand j'avais quatorze ans, mes parents m'ont surpris dans ma chambre, en train d'embrasser le fils des voisins de palier. Il venait souvent jouer chez nous et, disons que nous avons découvert notre attirance pour les garçons ensemble.

J'ai appris à me taire quand quelqu'un commence à se confier à moi.

— Ce jour-là, tout a basculé. Mes parents n'ont pas supporté de voir ça, n'ont jamais pu accepter que leur fils soit homosexuel. Pendant deux ans, constamment, on se disputait, on se disait des atrocités. Il y avait une tension permanente et tous les soirs, dans mon lit, je pleurais, parce que mes parents ne m'aimaient plus. Le jour de mes seize ans, mon père est venu me parler, simplement pour me dire : « Nous voulons que tu quittes la maison ».

J'ai pris sa main.

— Ils m'ont mis à la porte et je n'ai plus jamais eu de nouvelles. Ils ont fait en sorte que je sois rejeté par toute la famille, sans doute qu'ils ont raconté des horreurs pour me faire passer pour un pervers, limite l'enfant du démon. Je ne savais évidemment pas où aller. J'ai dormi dans des centres d'hébergement pendant plusieurs mois. Des endroits vraiment horribles, que je ne souhaite à personne. J'ai dû apprendre à me battre, à lutter pour ma survie, dans un monde hostile où je n'avais personne pour me dire que ma vie valait la peine. Je me sentais inutile, seul, j'ai tenté deux fois de mettre fin à mes jours.

Ne pensant même plus à ma famille, j'ai passé mon bras autour de ses hanches, pour le serrer plus près de moi.

— Un soir, Sébastien m'a retrouvé. Il est venu me rendre visite dans un de ces centres où je partageais une chambre avec trois autres SDF, bien plus vieux que moi. Nous avons eu une longue discussion. Il est le seul de la famille à avoir repris contact avec moi. Il m'a aidé, il m'a soutenu. Tu vois, j'ai lâché l'école non pas parce que ça me soûlait. J'aurais bien aimé continuer, mais je n'en avais pas la force. C'est Sébastien qui m'a tiré vers le haut. Grâce à lui, ma vie avait de nouveau un sens. Une seule personne tenait à moi et ça a suffi. Je n'ai jamais été aussi heureux qu'en sachant qu'au moins un être sur cette terre pensait à moi, se souciait de moi.

Il a commencé à neiger légèrement, comme si la nature voulait nous distraire, donner une certaine magie à un moment difficile.

— J'ai commencé par des petits boulots. J'ai rapidement appris les bases pour être barman et j'ai bossé dans des endroits plus ou moins fréquentables. Tout s'est passé très vite. Je travaillais dans une boîte de nuit et le patron, affolé, a réuni les employés en cellule de crise parce que le DJ venait de lui faire faux bond. Je ne sais pas ce qui m'a pris, je me suis proposé pour aller derrière les platines. J'avais observé quelques DJ à l'œuvre mais je n'y connaissais rien. J'ai sauvé la nuit de mon patron, ma musique a plu aux clients et j'ai quitté l'arrière du bar pour passer définitivement derrière les platines. Je me suis rapidement fait ma petite réputation et tu as pu voir par toi-même que j'ai un certain succès.

Là, c'était sans doute à moi de parler, mais je ne savais pas quoi dire.

— Je ne te raconte pas tout ça pour que tu aies pitié de moi. Je voulais juste que tu connaisses un peu de mon passé, parce que ça te permettra sans doute de comprendre certaines de mes attitudes. Je voulais aussi que tu saches ce que ça représente pour moi de passer Noël avec toi et ta famille, tu n'imagines pas combien je suis heureux.

J'aurais sans doute pleuré s'il n'avait pas fait aussi froid. Et c'est bien que je n'ai pas réussi à verser de larmes, ce n'est pas ce qu'Irénée voulait.

— Sébastien a dû te parler et te prévenir que tu n'avais pas le droit de me faire de mal.

— Je ne l'ai jamais vu aussi sérieux.

— Je le considère comme mon frère. Il pense que je suis fragile et que je ne sais pas affronter les événements, je trouve ça plutôt mignon. Je le laisse croire qu'il doit encore me protéger, même si aujourd'hui je suis plus fort.

— Je ne sais pas quoi dire, désolé.

— Ce n'est pas grave. Il ne faut pas que cela te fasse peur. Je ne mets aucune pression sur tes épaules. Si je raconte rarement mon histoire c'est que je ne veux pas qu'on m'aime parce que j'ai souffert, je veux qu'on m'aime pour celui que je suis aujourd'hui.

— Tu veux me faire un cadeau ? Reste avec moi encore cette nuit.

— Je n'ai plus l'intention de te laisser, Mathieu.

Nous aurions pu conclure ce beau moment par un baiser glacé si mon petit cousin ne nous avait pas interrompus pour nous forcer à jouer au Monopoly avec les jeunes de la famille. Parce que ça aussi c'est une tradition et qu'on ne plaisante pas avec les traditions.

Le journal de Mathieu (7)Where stories live. Discover now