✓19. Être plus belle

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Écrire une lettre
à ton ancien toi



« Sans ta paire de lunettes, je te trouve plus belle ».

Alors, tu les retirais souvent, quitte à ne rien voir de ce qui était écrit au tableau pendant les cours.

« Si t'avais moins de boutons, tu aurais été plus belle ».

Tu savais que tu avais de l'acné sévère. Les boutons, ça te connaissait. Ça s'agrippait à ta peau comme des naufragés sur une bouée de secours. Alors, tu gardais tes photos en gris. Tu évitais les couleurs et le soleil pour te donner l'illusion d'un visage plus agréable à travers les clichés. À ton époque, il n'y avait pas encore Snapchat et tous ces logiciels qui modifient l'apparence, sinon tu en aurais abusé. Tu ne t'en rendais pas compte mais toute ta galerie était sombre, en noir et blanc, mais tu étais étonnamment contente. Oh oui, tu l'étais.

« Tu écoutes des musiques de chintok ? C'est quoi ces goûts de merde ? Tiens, vas-y, cherche Adèle ou Katy Perry, ça, c'est de la vraie musique ».

Tu ne supportais pas qu'on critique tes goûts musicaux mais tu n'as pas protesté. Tu es allée gentiment visiter la page des deux artistes et tu as fini par apprécier.

« Avec des cheveux moins crépus, tu seras plus belle. Tu as déjà essayé le babyliss ? ».

Tout d'un coup, tu trouvais tes cheveux trop durs, trop frisés, trop laids et bons à lisser. Alors, tu les défrisais ou tu les lissais. Ils devenaient raides, malléables, souples et chaque mois dans le miroir, tu avais une nouvelle image de toi-même à laquelle tu n'avais pas eu de mal à t'habituer. Tu devenais instantanément une nouvelle personne.

«Généralement, les filles minces sont beaucoup plus belles que les filles avec des rondeurs. Tu devrais essayer un régime pour voir le changement. Par exemple, comment maigrir des cuisses et des fesses ?».

Et pour la première fois, tu as douté de leurs fameux conseils. Tes fesses n'étaient pas un complexe pour toi. Tes cuisses étaient larges, avec des vergétures à certains endroits. Elles se sont toujours frottés l'une contre l'autre quand tu marchais, et ça ne te dérangeait pas jusqu'à ce qu'on te le fasse remarquer. Tu les aimais ainsi, pourquoi les changer ?

Mais ta curiosité t'a poussée à essayer pour « voir le changement ». Et t'as vu comme tu devenais ce que tu n'étais pas. Ton corps ne supportait pas cette brusque perte de poids. Tu avais tout le temps faim, tu buvais toute sorte de décoction et tu t'alimentais peu avec l'ardent désir d'être plus belle en t'affinant.

Tes cuisses et tes fesses n'avaient pas disparu pour autant. Ça t'avait découragé. Comment faire partir toute cette graisse t'avait tracassé durant un an. Tu te prenais la tête pour chercher le parfait régime qui ne fonctionnait jamais, pour porter des pantalons plus amples qui cacheraient tes formes, pour tout et pour rien. Puis un soir, tu avais éclaté en sanglots sur le lit, en te disant que tu ne serais jamais assez belle pour plaire, même en écoutant Adèle, même avec les cheveux droits, même sans lunettes, même avec des clichés grisâtres. Tu étais si attachée au regard des autres que tu oubliais l'essentiel. Ça t'épuisait physiquement, moralement et tu te faisais du mal.

Seulement, tu avais cette manière d'être belle qui me plaisait. Tu n'étais pas tout à fait toi  sans ta musique « chintok » à fond dans les oreilles, sans ton afro haut plein de frisettes et ta paire de lunettes rouges et carrées, mais juste une coquille que tout le monde pouvait bourrer de sable.

Et quand tu as décidé de redevenir toi, ça n'a pas été long mais ça a été un drôle d'effet de revenir à tes bases, de retrouver les repères que tu avais délaissés. Et ça a bien jasé. Tu as même eu peur de retourner à l'école les revoir. Les moqueries n'ont plus cessé, les remarques déplacées aussi. Parfois, je voulais te dire : arrête d'être aussi faible, t'es tout le temps au bord des larmes. Au plus profond de toi, je te comprenais. Alors j'évitais de te pousser à bout. Il a fallu te motiver, te redresser la tête et le dos quand ils se courbaient un peu trop à ton passage dans la cour de récré et surtout éviter de les croiser parce qu'ils t'auraient rappelé à quel point tu manques d'intérêt.

Qu'est-ce que tu n'as pas fait pour être plus belle, Marie ? Comme si tu ne l'étais pas suffisamment. Ça comptait tellement pour toi, paraître aux yeux des gens qu'aujourd'hui, je m'étonne quand je te vois être toi.

Regarde où on en est : tu es plus forte et vraie que tu ne l'as jamais été.



06/05/19

LA TOMBÉE DES MOTS ˢˡᵒʷ ᵘᵖᵈᵃᵗᵉOù les histoires vivent. Découvrez maintenant