par Vincent Ferrique
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Cette nouvelle est parue pour la première fois dans la revue gratuite L'indéPanda #6 (octobre 2018). Cette version a été légèrement remaniée (https://lindepanda.wordpress.com/)
La couverture de cet ebook a été réalisée à partir d'une image du site pixabay.com***
Cindy se fondait dans le tourbillon tumultueux des cités modernes. Elle disparaissait dans le flot de ses congénères, glissait dans les foules comme un serpent dans la jungle où vivent ses proies.
Ceux qui la connaissaient auraient pu la caractériser ainsi. Ils ajouteraient ensuite que s'ils devaient la dépeindre, ressortiraient son charme et son sex-appeal. Ils ne sauraient définir sa beauté, car ses traits dénotaient une certaine banalité. Elle ne les braquait pas sous la menace de grands yeux d'azur, ne tourmentait pas leurs nuits d'insomnie par une silhouette miraculeuse ou un décolleté vertigineux. Elle les attirait comme une friandise joliment empaquetée. Ils la convoitaient et flairaient son indifférence aux sentiments amoureux. Ils la désiraient parce qu'elle leur signalait sa disponibilité immuable, sans lendemain et sans contraintes.
Elle méconnaissait la passion du cœur comme elle ignorait les autres émotions. Elle riait parce qu'elle le devait, pleurait si le contexte l'exigeait, compatissait envers la veuve et l'orphelin selon la coutume établie, s'effrayait avec ses voisines si elles lui produisaient un signal en s'affolant ou en hurlant. La médecine dans son immense jargon la baptisait sociopathe, mais elle l'ignorait et n'en vivait pas plus mal. Cela expliquait qu'elle ne ressentît rien des destins des centaines d'âmes qu'elle avait envoyées par-delà le Styx.
Cindy arriva parmi ses victimes le jour de 1978 où un célèbre saltimbanque populaire disparut dans une gerbe d'étincelles. Ses parents brillèrent par leur absence tout au long de son enfance, puis de son adolescence. Enfant unique, on la ballotta de crèches en nounous, puis d'écoles en baby-sitters, qui la couchaient à dix-neuf heures pour réviser leurs cours. Dès qu'elle atteignit l'âge de demeurer seule dans la grande villa froide, elle égaya ses soirées et ses interminables week-ends vautrée sur le canapé, en face de son doudou de petite fille déposé sur une chaise. Elle le haranguait durant des éternités, sans qu'il répondît jamais ; son imagination infertile ne l'emmenait pas jusque-là. Au fil des années, ses monologues devinrent rythmiques, la voix douce et monotone, presque chamanique.
La médecine attribuerait à cette enfance solitaire et sans affection sa sociopathie. Après tout, qu'importe l'origine, seul compte pour son histoire ce désert émotionnel.
Cindy approchait de ses quinze ans lorsqu'elle découvrît le sexe. Elle conquit les mâles comme un alcoolique collectionne les bouteilles : on attrape, on vide, on balance. L'éphémère les attirait comme la flamme le papillon, mais ils ne s'y brûlaient pas encore les ailes. Déjà, elle soupçonnait sa différence et s'évertuait à la dissimuler. Quand son aïeule décéda, elle ne comprit pas les larmes de sa mère, qui, elle, décelait son manque de chaleur. Elle déchiffra les regards inquisiteurs que lui jetait cette inconnue nourricière et s'entraîna à déverser ce fichu liquide oculaire sur commande. Elle rencontra ainsi un franc succès au cimetière, tous désireux de consoler la petite-fille éplorée. Surtout ses grands cousins, et elle consentit à l'un d'entre eux de la réconforter dans sa voiture aux vitres teintées.
Ses condisciples au collège, puis au lycée, l'évitaient. Elles la trouvaient froide et distante. Elle apprit à rire avec elles, à chuchoter des mystères insipides si un garçon approchait le petit groupe, à les apprivoiser. Elles détestaient et jalousaient les hommes qui l'emmenaient à la sortie du bahut. Une voix soufflait à leur inconscient que Cindy voguait loin de leur monde d'insouciance, qu'elle pouvait, comme les baïnes, paraître inoffensive et recouvrir un courant qui vous entraînerait en des eaux fatales.
Juliette fêtait ses seize ans, et aucune petite voix ne lui murmurait d'avertissements à propos de cette camarade au sourire figé. Elle appréciait Cindy, parce que celle-ci écoutait, impassible, ses lamentations perpétuelles. Cindy supportait cette jeune fille falote, sans la moindre aspérité physique ou de tempérament, curieuse de flairer les émotions animales qui l'animaient. Elle apprenait. Les garçons se rapprochaient de la mièvre Juliette sous la seule impulsion d'hormones qui les poussaient avec une violence torrentueuse. Lorsqu'elle se refusait au-delà d'un échange de salive, ils disparaissaient.
Et Juliette venait gémir dans le giron enjôleur de Cindy, qui n'y entendait goutte. Quel intérêt accorder à la gent masculine en dehors du plaisir sexuel ? « Il a la gaule, ton Roméo, consens-lui un rodéo, arrête de chialer et fais-toi sauter, tes ennuis seraient oubliés et tu ne viendrais plus m'indisposer » pensait-elle. Mais elle ne pipait mot, elle humait les aigreurs déplaisantes qui émanaient de la vierge énamourée. Elle les absorbait pour les recracher à la demande.
Un jour pourtant, Cindy, lasse de ces sempiternelles pleurnicheries, s'assit en face de Juliette, qui lui rappela son doudou d'enfant et leurs interminables discussions à sens unique. Elle coupa un nouveau spasme nerveux pour parler à son tour. Elle lui dévida un discours sans queue ni tête, plein de phrases sans suite. Elle se retrouvait quelques années en arrière, dans la grande maison triste. Elle soliloquait d'un ton monotone, qui fit taire sa condisciple envoûtée. Elle voulait, à l'image perdue de son ourson déglingué, que Juliette n'ouvrît plus jamais la bouche pour l'étouffer de ses jérémiades. Elle ne désirait plus qu'elle existât, sans le savoir vraiment. Juliette l'avait abreuvée de ses amours platoniques, le lendemain elle avalait des barbituriques. Cindy oublia Juliette et son destin tragique, ne soupçonna pas alors son rôle cryptique.
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Le dernier chant de Cindy
ParanormalneCindy est une jeune fille qui a été élevée en absence d'amour parental. Ses relations avec les humains en sont affecté, car elle ne connaît aucune émotion. Elle glisse parmi ses contemporains, jusqu'au moment où elle se découvre un talent étrange et...