Le dernier chant de Cindy - 2

2 0 0
                                    

Quelques années plus tard, alors qu'elle lisait sur un banc public, un vieil homme aux cheveux blancs vint se poser avec douceur près d'elle. Il la regardait à la dérobée, hésitait, fouillait l'horizon, se retournait vers elle un instant. Elle s'irritait. Enfin, il osa, et lui demanda ce qu'elle feuilletait. Il ne s'intéressait pas à elle, il cherchait une oreille câline où il pourrait s'épancher. Elle marmotta indistinctement une réponse, dont il s'empara comme d'une invite. Il énuméra ses malheurs, détailla les fastidieuses tribulations d'une vie incolore. Sa voix transperçait sa lecture, elle voulait le voir disparaître de son univers. Et sans lever les yeux de son livre, pour éteindre cette voix qui l'horripilait, elle usa de son monologue d'antan. Elle débita des mots sans fin et sans ordre, qui noyèrent les doléances.

Deux jours plus tard, dans le journal s'étala la photo de l'enquiquineur. Il l'avait accablée de ses palabres, on le retrouva pendu à un arbre.

Cindy réfléchit, et cela elle y réussissait à merveille. Ce que son cerveau économisait en émotions, il le consacrait à la cogitation et à la mémoire. Et il lui susurrait maintenant que les épisodes Juliette et pot de colle le troublaient. Allongée sur son lit, les yeux grands ouverts, elle revisitait les deux incidents en parallèle. Elle évoqua cet état de semi-transe chantonnée qu'elle avait atteint, cette nébuleuse torpeur qui raccourcissait les heures qu'elle écoulait seule avec son vieux doudou miteux. Elle en avait émergé sans le souvenir des mots prononcés, mais revoyait les yeux hagards des deux chers disparus, comme au réveil d'une narcose prolongée. Deux transes, deux suicides à suivre.

Après tout, une névrosée mal fagotée, inadaptée à la précarité des amours adolescentes, et un veuf tout neuf perclus de malheurs étaient guettés par les pensées morbides comme les vautours surveillent la charogne. Deux occurrences traduisaient une coïncidence, trois ressembleraient à un théorème.

Elle enfila un jeans, descendit par l'escalier et toqua à la porte de la vieille pie du deuxième. Elle la savait seule, celle qui n'aimait rien moins que de déblatérer sans fin sur les locataires à qui voulait bien lui prêter l'oreille. Cindy ne la haïssait pas, mais elle la désigna volontaire pour son expérience. Elle jugea qu'en cas de succès, sa disparition ne chagrinerait personne.

Elle retint une grimace quand l'acariâtre ouvrit. Elle ne chercha pas de prétexte pour entrer, n'offrit pas son bonjour. Elle retrouva d'instinct sa transe et lui récita ses douces paroles sur le palier. Lorsqu'elle cessa, elle se retira. Simplement. L'atrabilaire qui n'avait pipé mot referma, du brouillard plein les hémisphères. Si on lui avait demandé ce qu'il s'était passé, elle n'aurait pour une fois pas jacassé.

La semaine suivante, par l'odeur alerté, on enfonça sa porte. Celle qui cancanait à perdre haleine avait choisi de s'ouvrir les veines.

Ravie de sa réussite avec mention, Cindy éprouva son pouvoir avec rigueur et méthode. Dans les mois qui suivirent, une vague de suicides marqua son sillage. Aucun n'y résista. Elle apprit à moduler, selon l'envie de vivre qu'on lui opposait. Elle pianotait sur les cordes sensibles, ajoutait un dièse ou soustrayait un bémol pour calibrer le temps qu'elle leur consentait. De quelques heures à quelques jours, elle distillait les agonies avec une précision que les Parques lui auraient jalousée.

Parfois, un maladroit ratait sa sortie. Les survivants hébétés plongeaient dans de sombres tourments, incapables de comprendre ce qui les avait poussés à se détruire. Ils ne récidivaient pas. Sauf si elle revenait les caresser de ses murmures létaux : l'esprit en déroute, ils achevaient le boulot. Lorsqu'elle réapparaissait, ils ne se souvenaient pas d'elle. Mais ils l'accueillaient en vieille amie, victimes inconsciemment consentantes qui embrassaient l'inéluctable comme la proie fascinée offre ses veines au vampire assoiffé.

L'enthousiasme de ses débuts lui valut quelques déboires. Elle éparpillait les macchabées dans son quartier, sans se soucier d'être aperçue avec chacun d'entre eux de leur vivant. Deux de ses amants d'une nuit jouèrent les cobayes, alanguis par le plaisir, sacrifiés après avoir servi.

Un jeune inspecteur, qui se déplaça sur plusieurs de ses exploits, s'étonna de noter sa présence récurrente. Dimitri fouilla, dénicha d'autres trépas, et interrogea Cindy, un soir sous les reflets sanglants du soleil couchant. Il ne put l'accabler, car les experts ne trouvaient trace de crimes, certains des défunts s'étaient jetés du haut d'une tour devant cent témoins quand Cindy se tenait au loin. Il ne perça pas son âme, la devina stoïque et hermétique et pourtant rêvait de la prendre à la hussarde. Par bravade elle se refusa, avec panache elle n'usa pas de son don sur lui pour éteindre les soupçons.

Cindy s'assagit, et dispersa les cadavres au fil de ses ballades et de ses voyages. Elle daigna mêler une touche de discrétion à ses escapades. Elle désira aussi joindre l'utile à l'agréable : ses facultés seraient bien employées pour sa recherche et sa compréhension des émotions. Elle s'amusait avec des inconnus en terrains lointains, et avec parcimonie elle chuchota autour d'elle pour se repaître des sentiments d'autrui.

Un amant vigoureux, qu'elle conservait pour son énergie, sans cesse lui causait de sa maman, femme affectueuse et douce. Elle supprima ce qu'elle n'avait jamais connu, et étudia sur cet homme le retentissement. Il pleura, ne comprit pas le geste de sa joyeuse génitrice. Elle le consola, le cœur sec, de caresses mécaniques sans empathie. À l'enterrement, elle observa les larmes, les cris et les visages endeuillés, sans ressentir même une once de compassion. Elle ordonna à ses canaux lacrymaux de s'ouvrir, pour se fondre dans l'ambiance.

L'étalon naguère si puissant dépérit de chagrin. Il perdit l'appétit en toutes choses, sombra dans un noir désespoir. Un soir de déprime, il s'assoupit sans lui offrir un peu de volupté. Dépitée, elle lui murmura dans son sommeil des phrases dépourvues de tendresse. Elle ne força pas son talent, il basculait déjà vers le néant. Ainsi, elle apprit que sur un dormeur son emprise opérait pareillement : le lendemain, lui qui la voulait sienne se fit sauter la boîte crânienne.

Dimitri réapparut, étonné de ce troisième amant décédé. Le suicide était établi, il avait défouraillé sur la tombe de sa maman devant une dizaine de passants. L'endroit même du supplice indiquait les motivations du geste. Cindy n'éprouvait ni remords ni regrets, et le policier envoûté par la jeune fille impassible s'efforça de remplacer le défunt dans son lit. Il ne saisissait pas cette hécatombe, mais la mante religieuse exerçait sur lui une attraction pernicieuse qu'il pressentait funeste.

Le dernier chant de CindyOù les histoires vivent. Découvrez maintenant