Le dernier chant de Cindy - 4

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Un matin d'automne, Cindy, dans le métro, croisa un confrère cabot. Ce plaisantin se tenait sur le quai et, lorsque survint une rame, expédia le premier venu sur les rails. Elle le vit profiter de la panique pour se faufiler vers la sortie. Les journaux honorèrent ses facéties de leurs gros titres. Le Pousseur l'appelaient-ils. Elle ressentit une certaine affinité avec le lascar, bien qu'elle trouvât sa technique dépourvue de délicatesse. Après tout, elle aussi bousculait ses victimes, mais au moins ne se salissait-elle pas les mains. Si un romancier un jour relayait son épopée, elle lui suggérerait de la surnommer Pousse-à-la-mort.

L'aventurier des souterrains suscita en elle une nouvelle vocation. Désormais, elle viserait la notoriété. Plutôt que de continuer ses petits suicides de quartier sans ambition, elle se lança le défi de placer ses victimes dans les gros titres des médias nationaux.

Elle joua la facilité pour le premier épisode : elle obtint un rendez-vous de son député, à qui elle chantonna sans insister sa romance pour un cercueil. Elle ne voulait pas qu'on puisse relier son trépas et sa visite, et il patienta une semaine avant de se défenestrer. Il n'était pas d'une grande envergure, et ne tint que quatre jours dans les journaux.

Ravie de cette réussite, elle musarda ensuite dans un aéroport. Dans un troquet select, un jeune copilote fier de ses épaulettes lui conta fleurette. Il entendit dans un lit d'hôtel une sérénade cruelle qui couvrit le vacarme des réacteurs. Il s'envola le soir même pour Berlin, et le lendemain sur le chemin d'Alger envoya son zinc contre une montagne enneigée. Une semaine à la une, six mois de manchettes pour ne pas oublier les martyrs.

Elle ne comptait plus les morts, mais l'humanité ne s'élevait pas au rang d'espèce en voie de disparition. Son prélèvement restait anecdotique, et elle regrettait parfois que sa virtuosité ne déclenchât pas des guerres, comme d'autres avant elle y réussirent brillamment.

Elle s'offrit une croisière, non pour se reposer sur ses lauriers. Sur l'océan limpide des Caraïbes, elle fredonna deux jours durant une mélopée éternelle. Aux passagers comme aux matelots, par groupes et par lots, ils se jetèrent à l'eau et périrent dans les flots. Le paquebot revint au port en catastrophe, et tout le monde débarqua. On mit l'hécatombe sur le dos du triangle des Bermudes, qui ne s'en formalisa pas. Personne n'avança d'explication cartésienne au désastre, et ceux qui avaient entendu le chant troublant de la sirène ne témoigneraient jamais. Les médias de la planète entière relayèrent la tragédie maritime, qui rejoignit le Titanic dans la mémoire collective des hommes.

Cindy vécut cela comme une apothéose. Elle atteignait le sommet de son art, affichait un palmarès inégalé, et se trouvait au faîte de sa célébrité anonyme.

Cindy ne désirait pas la gloire pour elle-même. Chaque entrefilet, chaque article, chaque reportage était découpé, enregistré, conservé. Et tous, elle les envoyait ensuite à sa mère, qui les imbibait de ses larmes, de véritables gouttes d'eau salées dont elle n'avait su transmettre le secret à sa fille. Elle sombrait, mais attendait le facteur avec une impatience viscérale, indomptable. Elle ne se résolvait pas à brûler ces aveux terribles, elle les dévorait fébrilement comme le camé s'injecte sa dose.

Tous les jours elle gémissait, se lamentait, dépérissait. La noirceur de l'âme de celle qu'elle avait engendrée l'épouvantait. Un monstre était sorti de son ventre, une engeance démoniaque que ne renieraient pas les plus sanglants maniaques. Un succube qui vous suçait la substance vitale jusqu'à la dernière goutte, qui vous instillait une poésie glaciale et vous anéantissait jusqu'au tréfonds de l'âme.

Sa fille honnie n'avait pas chanté pour elle, mais elle en ressentait les effets morbides tant elle appelait de ses vœux l'annihilation. Un jour d'été triste comme une gamine solitaire, elle ouvrit le gaz et se délecta des vapeurs délétères.

Cindy amena maman auprécipice sans même lui fredonner son aubade. Son talent touchait à son paroxysme,une telle perfection qu'elle ne voyait désormais pas de plus grand défi que sapropre rédemption.

Le dernier chant de CindyOù les histoires vivent. Découvrez maintenant