Chapitre 5. Le Pari.

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Le lendemain, mardi, je n'avais pas le cours sur l'adaptation des classiques. Pendant la nuit, Yancy n'avait crié qu'une fois. Comme le cri ne s'était pas reproduit, ma mère ne s'était pas déplacée. Emmener Yancy à la fac communautaire ne m'avait pas dérangé. Bouffer avec lui non plus. Parce que je réfléchissais à ce que je pourrais bien faire pour qu'il ne me mette plus dans des états comme ceux de la veille. Qu'il me touche pour qu'on se batte, que le sang coule, bien écarlate. Nous ne pouvions pas nous rapprocher autrement, sinon je me dévoilerais. J'ôterais mon masque ou Yancy me l'enlèverait et il verrait à quel point je n'étais pas indifférent. Parce que nos érections, elles, n'avaient pu être que des automatismes. Il ne devait rester que l'affrontement. Qu'il ne s'intéresse à moi que pour lutter. Et vice-versa.

Et c'est cette pauvre Lesley qui me servit un plan au top sur un plateau.

— Hey, les potes, ça vous dirait qu'on aille à Twin Peaks après les cours ? On a toujours nos skates dans le coffre de nos bagnoles. Après, on observera les lumières de la ville à nos pieds si l'on reste jusqu'à la nuit, suggéra-t-elle.

Assise dans l'herbe, devant le bâtiment des Lettres, elle entreprit de recoiffer ses mèches bleues. Cora, qui ne s'occupait de ses longs cheveux châtains que par obligation lui sourit, tout en secouant la tête.

— Toi, tu n'as pas envie de rentrer chez toi ce soir, fit-elle observer.

— Je n'ai pas envie de dîner avec la nouvelle pouffe de papa, expliqua Lesley. Elle minaude devant lui et par derrière, elle se fout de ma gueule. Au moins, elle ne me frappe pas comme l'autre. Mais je ne veux surtout pas les voir se diriger vers la chambre de mon père ensemble, de les entendre glousser et ...

— J'ai compris, dit Cora. C'est parti pour Twin Peaks.

— Là-haut, expliqua Alton à Yancy, il y a la route principale qui permet d'accéder au promontoire d'où l'on voit tout San Francisco. Mais aussi de petites routes secondaires plus ou moins pentues qu'on descend en skate.

— Sans façon, dit Yancy en plongeant vers son dessert, intact cette fois, vu que nous mangions dehors et que je n'avais pas de ketchup sous la main.

— Sur la route que je te montrerai, tu ne risques rien, affirma Lesley.

— Arrête de le couver, il a des couilles ou il n'en a pas ? s'écria Kenneth, et j'esquissai un sourire en coin.

— Je n'ai surtout jamais fait de skate, répondit Yancy.

— Jamais ? Alors que tu es de San Francisco ? s'étonna Cora.

— Peut-être quand j'étais gosse, et que ma mère était encore là, mais j'ai voulu tout oublier de cette période, répondit Yancy, l'air sombre.

— On va t'apprendre, déclara Kenneth.

Je les laissais dire et faire, pour que mon plan marche à merveille et que Yancy ne se doute de rien. Bon sang, j'allais passer une bonne après-midi en attendant l'instant I. Il s'agissait de méchanceté parfaitement ciblée qui me faisait du bien. Cette fois, j'espérais vraiment réussir à briser la maîtrise qu'il avait de lui quand il était réveillé. Qu'il parte, lui et la puanteur du passé qu'il traînait. Pourtant, je n'étais pas méchant avec mes amis. Mais Yancy, lui, représentait un danger, le plus grand sans doute, celui qui mène à la vulnérabilité et aux larmes. Je ne voulais pas de la vie de ma mère, de ses larmes, des miennes quand ses mecs me violentaient. Je ne voulais pas de nos corps brisés par la souffrance morale, avachis sur le canapé à cause de la souffrance physique. J'étais capable d'affronter d'autres difficultés mais putain, pas celle-là.

Je le regrettais de toutes mes forces, cependant je ne souhaitais pas que la suite de mon existence passe par la contemplation de peintures incroyables et de yeux noirs magnifiques. Je souffrirais moins que d'avoir le cœur en morceaux, écrasés, comme des débris de verre qui avaient été colorés, un jour, et qui ne le seraient plus jamais.

Toujours plus loin avec toi, roman édité, cinq chapitres disponibles.   Où les histoires vivent. Découvrez maintenant