1. La nuit des œuvres d'art

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                   Love me or hate me, both are in my favor…
                   If you love me, I’ll always be in your heart.
                   If you hate me, I’ll always be in your mind.

                    William Shakespeare

Au loin, de nombreux bruits étouffés se faisaient entendre. Des voix, oscillant entre murmures et adieux, supplications et agonie… Couverts par l’incessante symphonie des coups de feu, les pas se rapprochaient lentement. La démarche était tranquille, le regard assuré. S’épanchant sur son torse, une souillure écarlate s’étendait pour jouer entre les reliefs des muscles roulant sous la peau, au rythme psychédélique d’une respiration à peine audible…

Mais à bien y regarder, l’homme à la croix semblait anxieux. Ses yeux opalins hésitaient, noircis d’angoisse, les traits tirés et le visage plus pâle qu’à l’ordinaire, entre les milles et unes options qui s’offraient à eux. Passées quelques minutes, et la tâche s’agita enfin.

Deux orbes d’un gris bleutés s’ouvrirent avec peine, valsant encore avec la myriade de sentiments qui se bousculaient en elle. Sur la piste engourdie de son esprit, la surprise tendait la main à la terreur, tandis que l’égarement entraînait sans grande difficulté la douleur à ses côtés…

Le balancement des pas de son hôte lui procurait une inexplicable sensation de bien-être, mais une rencontre inopinée de leurs deux regards acheva de lui couper le souffle. Toute émotion quitta brutalement son corps, ses lèvres asséchées et entrouvertes tremblant d’une peur incontrôlée… Son cœur battait si vite à présent que la jeune femme doutait qu’il puisse tenir encore ne serait-ce qu’une poignée d’heures à ce rythme. Une migraine se fit sentir, pareille à une barre en fer qu’un ouvrier fou tenterait d’aplanir sur son crâne… Tout l’oppressait. La fourrure blanchâtre et sinistre qui caressait son visage. La peau de porcelaine sur laquelle elle reposait. Le noir, tout autour, et ce foutu tatouage…

Les yeux dans les vagues, elle se sentit sombrer à nouveau, trop faible pour faire face, mais lutta de toute ses forces pour garder les yeux ouverts. Au bout de ce qui lui parut être une éternité, une voix s’éleva enfin :

« Oh, vous voilà réveillée… Puis-je au moins espérer ne pas vous avoir causé trop de souffrances, Mademoiselle ? »

Pendant quelques secondes, seul l’exceptionnel fracas extérieur lui répondit, rendu lointain par d’épais murs de pierre. Un instrument qui jouait en sourdine, dans l’insupportable attente d’un signe du chef d’orchestre. Mais la chance lui fit défaut, et la mélodie principale repris lorsque rendue vaillante par la peur, la jeune femme risqua enfin quelques paroles :

« Qui… êtes-vous ? »

Plus tremblante qu’elle ne l’aurait voulue, sa voix trahit son trouble… Le ton manquait de conviction, et sa bouche pâteuse lui faisait l’effet d’une masse immuable, cherchant à l’emmurer dans son silence pour les siècles à venir… Une autre, plus grave, le timbre rauque mais joueur, l’incita à se rappeler. Elle savait. D’une certaine manière, elle avait toujours su. Mais quand les lèvres de son interlocuteur se clorent à nouveau, son esprit embrumé ne le reconnaissait toujours pas…

Au dehors, une guerre aurait fait moins de bruit. Car désormais, une nouvelle partie de l’orchestre entrait en scène, vrillant les tympans déjà meurtris des combattants. Depuis les toits des automobiles et accompagnant les lumières criardes des gyrophares, les sirènes de police transperçaient l’air, coup de poignard de plus dans un combat aux décibels insensés. Et si certains visages s’étaient éclairés à leur apparition, quelques autres, la mine sombre, battaient prudemment en retraite, un rictus de dégoût plaqué sur les lèvres mais le regard confiant. Ces rares musiciens s’échappèrent donc, laissant le compositeur de cette pièce apocalyptique seul avec sa dernière chance…

[H x H] 24h LeftOù les histoires vivent. Découvrez maintenant