4. Souvenir d'un noir d'encre

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Sometimes,
all you can do is lie in bed,
and hope to fall asleep
before you fall apart.


William C. Hannah

Impossible. Un mot tout simple, pourtant si entêtant. Cela faisait maintenant des heures qu'il lui martelait l'esprit, tourbillonnant en solitaire de toute la force de ses dix lettres.
Eparpillés sur le sol, une trentaine de petits corps colorés lui remémoraient les événements de la veille.

Il fallait l'avouer, le chef de la Brigade maîtrisait le Nen à la perfection. Les quelques flammes artificielles du voleur lui dansaient encore devant les yeux, ses paupières fermées niant malgré tout avec vigueur l'infernale réalité qui s'étalait sous ses yeux.

L'instant d'un frisson, la jeune femme eu la désagréable impression de sentir à nouveau le métal blanchâtre, incandescent des punaises s'enfonçait avec lenteur dans sa chair, à l'instar de cet enfant qui la nuit venue, sentait en rêve les mouvements rapides et réguliers qui l'avaient tant fait vibrer, alors même que sa couette épaisse éloignait en somnolant les cordes rêches de la balançoire.

Un insupportable sourire plaqué aux lèvres, le Lucilfer lui avait promis le plus éternel des tatouages. Les piques métallisés lui avaient brûlé la peau des heures durant, sans pitié aucune, au rythme indiscret des questions et des hurlements de souffrance. Et tandis que les minutes s'égrenaient mollement depuis l'ostentatoire horloge de la pièce, dont le voleur avait définit les moindres lignes, il lui avait galamment expliqué que Feitan, l'homme à qui d'ordinaire incombait la mission de ces sanglants interrogatoires, n'avait pas été aperçu pour la dernière fois que deux jours auparavant. Passé en coup de vent récupérer du matériel après le cambriolage pour le moins artistique du musée, le tortionnaire s'était joint à son ami de toujours (un dénommé Phinks) pour une nouvelle escapade non moins périlleuse, à la banque centrale japonaise.

Quelle importance ? Après tout, cet interrogatoire-là n'avait rien d'officiel, et elle qui ne connaissait pas le plus infime secret d'Etat était pour sûre bien inutile. Les rares mots que le criminel lui avait arrachés, les mains gantées et le visage couvert de sueur, elle lui avait cédé dans l'indifférence générale.

Age. Préférences. Relations... Passions. Des sujets communs, pour une jeune femme qui s'avérait d'une banalité presque effrontée. Etudiante en philosophie, voilà cinq ans qu'elle fréquentait la faculté de York Shin City. Enfant des rues, le voleur y avait passé sa vie.
Mais le brun s'ennuyait, et sa curiosité maladive avait repris le dessus. Des interrogations de plus en plus irrespectueuses coulaient en un flot pâteux d'entre ses lèvres, et quand le miel onctueusement douloureux des réponses n'avait su le satisfaire, l'œuvre qu'il peignait avec soin dans le dos de la blonde se voyait accorder un nouveau compagnon, aux habits tout aussi rougeoyant que le feu qui incendiait alors la pièce, depuis le petit bocal en verre caché dans l'ombre du chef de la Brigade.

Tenant son livre d'une main ferme, le jeune homme en extirpait parfois de nouveaux instruments à la mélodie plus douce, masquant à l'occasion les plaintes déchirantes d'un corps enlacé par la souffrance, aidés de ces quelques notes aux sonorités bien plus classiques. Une sorte de dague, joliment recourbée en un croissant de lune irisée, venait à présent déchirer la peau de sa victime à chaque faux pas. Du tranchant de la lame naissaient ces quelques traits forgeant le style d'un tableau, infimes coups de crayon pourtant si chers à leur auteur.

Au bout de quelques heures, le Lucilfer laissa échapper un soupir, les yeux cernés et les mains souillées de fluide écarlate, avant de s'écrouler sur la chaise qu'il venait de matérialiser à deux pas de sa victime. Les cris suraigus et incroyablement vibrants de cette dernière lui procurait une étrange sensation de sifflements, et des tympans jusqu'au crâne le voleur sentait des milliers de minuscules souris aux poils blanchâtres lui perforer la peau, de leurs petites pattes aux griffes si acérées. Le tableau ne réclamait plus que quelques coups de pinceau supplémentaires, et l'homme à la croix décida de marquer un temps d'arrêt, au plus grand bonheur de la blonde qui, comateuse, peinait à garder les yeux ouverts.

Cette trêve inespérée dura une vingtaine de minutes, et le sourire dément du Lucilfer réapparut avec stupre sous ses yeux. Le regard pétillant et l'esprit à nouveau clair, le jeune homme reprit ses pinceaux colorés...
Mais quand son œuvre fut enfin achevée, le voleur baissa avec lassitude les yeux en sa direction, et une moue triste apparût sur son visage. Le jeu touchait à sa fin, au plus grand désespoir de l'homme à la croix. Les membres engourdis par le cuir, sa victime, elle, jubilait à travers le voile de douleur qui lui brouillait la vue.

Elle était en vie.

Mutilée, traumatisée, probablement marquée à vie par une expérience à laquelle elle n'osait pas même repenser, mais vivante.
Le jeune homme avait quant à lui quitté la pièce à nouveau, non sans avoir effleuré du bout de la langue la peau carbonisée de sa prisonnière, tandis qu'un rictus désagréable étirait ses traits.
Au sol, le cuir usé des lanières reflétait la faible lumière de la pièce.

* * *


Quelques heures passèrent, lentement égrenées par les aiguilles antiques de l'unique horloge du bâtiment. A présent, la douleur lui revenait comme dans un rêve, irréelle, fade et orpheline de toute couleur. Le faciès couleur de lune du chef de la Brigade était flou, cartoonesque, étrangement définie par cette ligne noire caractéristique des comics de la belle époque.
Mais bientôt, la faim se fit sentir. Libérée de ses liens, la blonde faisait les cents pas dans la pièce, le ventre tordu et vide, la bouche salivant presqu'au souvenir du panier repas qu'elle avait pourtant préparé à la hâte, dans la cuisine américaine où elle dînait les jours de pluie, boudant l'humidité frissonnante du balcon pour lui préférer la chaleur du chauffage artificiel. Un gargouillis sonore se fit entendre, et un bruit métallique résonna dans la pièce.


Quelques secondes plus tard, le chef de la Brigade se tenait à nouveau devant elle. Mais cette fois, l'incorrigible jeune homme avait troqué son sourire enfantin contre la mine sombre des mauvais jours. Glacial, sa voix mis à peine un instant pour retentir aux oreilles de sa prisonnière.
« J'ai une bonne nouvelle, du moins pour toi. »

A ces mots, la jeune femme sentit l'espoir raviver doucement son corps, infiltrant dans ses veines cette énergie étrange que le bonheur laissait parfois s'échapper. Mais un simple jeu de regard eu vite raison de cet éclair de bien-être. L'homme à la croix, sérieux et pâle comme la Mort, lui exposa d'une voix monocorde les raisons de sa libération à venir. Feitan et Phinks, les deux araignées précédemment évoqués, avaient été pris dans un guet-apens. Et si le plus petit s'était bien vite mis à l'abri au plus loin des forces de police, son meilleur ami s'était quand à lui laissait surprendre par l'explosion, et le jeune homme n'avait eu le temps que de se protéger avant de sentir la froideur des menottes se referait brutalement sur ses poignets. Trop affaibli, le visage noirci par la puissance du choc et la vision encore troublée d'étincelles, son sort était joué d'avance. Et désormais, entre les quatre murs immaculés d'une cellule nauséabonde, sa vie jouait les équilibristes sur le fil cassant du pour-parler.

Le contrat était simple. Si l'otage leur était rendue durant les prochaines vingt-quatre heures, les services d'Etat s'engageaient à libérer le célèbre criminel... Mais si la jeune femme venait à mourir, le blond subirait une piqûre qui aurait raison de sa résistance, et une des précieuses pages du calendrier s'évanouirait à nouveau dans la nuit...

Les yeux cernés, fatigués et gonflés du chef de la Brigade parlaient pour lui : sa décision était prise.

« Dis-moi, as-tu déjà sauté en parachute ?
- Je vous demande pardon ?
- Un parachute. Tu as déjà sauté avec ce genre de matériel ?
- Non, mais...
- Alors ce sera l'occasion d'essayer...

Trop incrédule pour réagir, la blonde le fixa quelques instants du regard. Son dos lui faisait mal, elle n'avait aucune idée du motif qu'il arborait désormais, et sa tête lui donnait l'impression d'avoir été violemment frappée contre un mur. Mais malgré tout, seule une joie exceptionnelle animait son corps.

Tout était fini...

Dans peu de temps, une imposante montgolfière prendrai son envol avec à son bord deux des plus grandes personnalités du moment : Kuroro Lucilfer, que nul ne présentait plus, et Inuzuka Sayoko, la Survivante...

D'ici quelques heures, chacun aura retrouvé sa place et le calme régnera à nouveau sur York Shin... Mais pour combien de temps ?

[H x H] 24h LeftOù les histoires vivent. Découvrez maintenant