Je ne sais pas quand, mais j'ai fini par m'endormir, le noir de mes paupières closes prenant le pas sur l'obscurité de la nuit. Et je ne l'ai réalisé que lorsque je me suis réveillée en sursaut sans raison, peut être un cauchemar ou un pressentiment. Abby avait disparu. Elle n'était plus là, allongée dans l'herbe humide avec nous. Je me suis levée et je l'ai cherchée sans réveiller les autres, ne souhaitant pas les alarmer pour rien. Il ne fallait pas penser au pire. En fait si. Il le fallait. Mais je m'y refusais.

J'ai marché, plissant les yeux en espérant distinguer sa silhouette. J'aurais voulu appeler son nom, hurler, mais cette possibilité ne pouvait s'envisager.

Plus le temps passait, plus l'angoisse de réaliser ce qu'elle avait bien pu faire s'insinuait dans mon esprit et me paralysait de plus en plus tout en me donnant une énergie proche de l'hystérie. Mais j'ai fini par la trouver. Elle était assise, seule, les genoux repliés contre sa poitrine. Le soulagement fut tellement intense que je n'ai pu empêcher mes yeux de s'embuer de larmes.

Elle était dos à moi, et peut être ai-je fais du bruit en m'approchant, car elle tourna son visage dans ma direction. Je ne suis pas parvenue à distinguer les émotions de ses traits, ses yeux étaient deux simples trous noirs, et des ombres étranges dansaient sur sa peau comme si elle était la maîtresse d'un sabbat dont elle était seule détentrice du secret.

J'ai marché jusqu'à elle, lentement, comme si je tentais d'approcher un chat sauvage qui pouvait fuir à tout instant. Elle me laissa venir jusqu'à elle et je m'assis à ses côtés. Elle fixait l'horizon, alors je me suis mise à l'imiter. Je ne savais pas ce que je devais voir, je cherchais quelque chose, mais rien, si ce n'était une limite parfaite entre le noir grisâtre de la terre et le noir bleuté du ciel.

Et soudain, au bout de longues minutes interminables, elle pointa le doigt toujours dans cette même direction et je compris: le soleil commençait à se lever. La plus belle des étoiles, la plus proche, la plus flamboyante s'offrait alors à nous.

Les ténèbres s'évanouissaient peu à peu pour laisser place à l'aurore et sa traîne flamboyante aux teintes chaudes et réconfortantes.

J'étais hypnotisée.

Abby finit par prendre mon visage pour le tourner vers le siens et je vis grâce à la luminosité naissante que ses yeux brillaient. Elle entrouvrit sa bouche et articula avec sérénité:

-Jamais je ne vous aurais fait ça.

Je savais qu'elle parlait de mourir. Qu'elle nous ne ferait pas souffrir de la sorte, qu'on se sentirait responsable et qu'elle le savait. Elle me serra contre elle. Je lui rendis son étreinte et lorsqu'elle se sépara de moi un éclat particulier brillait dans le fond de ses pupilles.

-Qu'elle aurait été ta réponse? A la question de Marius. Qu'aimerais-tu?

Je sortis le stylo de ma poche, celui dont j'économisais l'encre et qui ne me quittait jamais. Je plaçai la pointe sur la paume de ma main et traçai, sans avoir besoin de réfléchir: « Savoir ce qu'est la musique ».

Basile avait raison : cela n'arriverait jamais. Mais malgré tout, j'aimerais sentir une mélodie vibrer dans mes tympans, un orchestre battre dans ma poitrine, une symphonie glisser sur ma peau et pénétrer mon corps autant que mon âme. Qu'elle est la différence d'ailleurs ? Entre une musique, une mélodie, un orchestre et une symphonie. Y en a-t-il réellement une au fond ? Je me contenterais bien d'une seule de ces choses...

Cinq OctavesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant