Prologue

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« Pour me comprendre, il faudrait savoir qui je suis. Pour me comprendre, il faudrait connaître ma vie. Et pour l'apprendre, devenir mon ami. » - Michel Berger, Pour me comprendre.

Comme un réflexe vital pour se sauver de la tempête, ses mains se posent sur le clavier. Il ferme ses paupières, signe qu'il s'enferme désormais dans sa bulle impénétrable, avant de prendre une grande inspiration. Il joue pour lui-même. Il est son seul spectateur. Autour de lui, les murs de sa maison - autrefois solide - semblent se désintégrer au rythme des notes qui s'enchaînent.

Ses doigts caressent les touches en douceur, ses mouvements de tête accompagnent ses gestes précis. Ce Prélude de Bach, il en connaît les moindres tournures et sans avoir besoin de consulter la partition, il pianote inlassablement. Il se focalise sur les battements réguliers du métronome, jusqu'à ce que des éclats de verre le fassent sursauter dans sa concentration.

— Ne te mets pas dans des états pareils, Bianca ! Ça ne vaut pas le coup.

— Qu'est-ce qu'on va dire aux enfants ? Tu comptes leur avouer que tu n'es qu'un misérable salaud ?

— Tais-toi, ils vont finir par t'entendre ! Ne mêle pas les gamins à tout ça !

Gabriel presse les paupières et joue encore plus fort. Ses efforts restent vains, la musique ne couvre pas les hurlements. Elle ne camoufle plus sa peine. Elle n'est qu'une paradoxale mélodie envoûtante, accompagnant les déboires d'un mariage réduit en miettes.

— Ils ont le droit de savoir !

— Ce ne sont que des enfants ! Laisse-les en dehors de nos histoires. Tu cherches à les monter contre moi, c'est ça ?

— Arrête, je t'en prie, tu deviens ridicule !

Le jeune garçon accélère la cadence, à mesure que les larmes roulent sur ses joues rougies par le chagrin. Il ne respecte plus le tempo initial. Désormais, il improvise. Les notes deviennent plus sombres, plus dramatiques et illustre ses ressentis. Impuissant, il assiste à l'écroulement de son idéal familial. Celui d'un foyer solide et aimant.

— Où tu vas avec ces valises ?

— Je m'en vais quelques jours. Dis aux petits que je pars en déplacement.

— Bah voyons ! Monsieur va aller voir si l'herbe est plus verte ailleurs et je dois le couvrir auprès de ses propres enfants ? Ne compte pas sur moi pour leur mentir, Fabien !

— C'est temporaire. Tu vois bien qu'on ne peut plus rester ensemble sous le même toit, non ? Ça nous laissera le temps de réfléchir à la façon dont on va annoncer ça à tout le monde.

Les cris s'emmêlent avec les accords harmonieux. La porte se claque. La mélodie s'estompe.

— C'est ça, va-t'en !

Avec précaution, Gabriel s'agrippe à la rampe de l'escalier en bois et descend les marches. La trouille le ronge de l'intérieur. Il craint ce qu'il va découvrir, ce qu'il va devoir encaisser. Dans des petits pas apeurés, il rejoint la cuisine.

— Maman...

Agenouillée au sol, occupée à ramasser les débris de sa colère, Bianca relève son visage en direction de son fils. Ses cheveux ébouriffés tombent en masse devant ses yeux brillants. En vitesse, elle essuie ses larmes et s'avance vers son aîné.

— Ne reste pas ici, chéri, s'affole-t-elle en le faisant reculer. Il y a des bouts de verre partout. Va t'amuser avec ta sœur dans le jardin, d'accord ?

— Dis, il va revenir papa ?

Prise au piège, la Sicilienne balbutie. Penchée à la hauteur de son enfant, elle lutte contre la peine qui lui noue la gorge. Dans un geste affectueux, elle attrape la mâchoire de son petit garçon et embrasse ses joues rondes.

— Bien-sûr qu'il va revenir, assure-t-elle dans un faux sourire. Allez, va rejoindre Alba, je vous regarde !

Rassuré par la promesse de sa mère, Gabriel s'illumine et pousse la porte qui mène au jardin. Il enjambe les jouets en plastiques et accourt jusqu'à sa petite sœur, occupée à servir le thé à toute sa collection de poupées et de peluches.

Amère, Bianca observe ses enfants de l'autre côté de la baie vitrée. Ils sont le fruit d'un amour qui n'est plus, d'une union qui disparaît. Pour eux, rien ne sera plus pareil. Tout s'écroule pour des histoires d'adultes.

Et à l'avenir, Gabriel apprendra à ses dépens qu'il n'y a rien de plus dévastateur que les histoires d'adultes.

Harmonie (SOUS CONTRAT D'ÉDITION)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant