Chapitre 6

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               Il est cinq heures du matin à ma montre. D'ici moins d'une heure, les gardes ouvriront les portes. D'ici moins d'une heure, nous serons dans la Ville. D'ici moins d'une heure, nous risquerons nos vies. Il n'y a rien de plus simple, exact ?

Nous sommes déjà là, en place, agglutinés tous les quatre auprès du mur d'une petite maison à quelques mètres des portes. Dans ma tête, les pensées se bousculent. Je n'ai jamais eu aussi peur que maintenant. Et en même temps, je n'ai jamais été aussi excitée à l'idée de faire quelque chose. Enfin, pour la première fois de ma vie, je me dis que je vais pouvoir aider et me rendre utile. La roue tourne finalement. Mes mains sont moites, je les essuie sur mon pantalon. Je m'éponge le front avec les manches de mon pull. Je n'ai jamais eu aussi chaud qu'à ce moment précis. Je dois me persuader que ça va aller, que tout va bien se passer. Je ne peux plus faire demi-tour. J'ai peur. Dans une dizaine de minutes, des gardes viendront chercher la grande gagnante de la Course. Hier matin, quand elle est arrivée et que son prénom a été scandé par les haut-parleurs dans tout le Système, mon cœur s'est brisé. Non seulement on allait avoir une personne en plus à sauver, mais une personne que je connaissais et que j'appréciais serait bientôt enfermée dans une prison. Cette nouvelle gagnante, c'est Justine. Mon estomac se noue à la simple idée de ce qu'elle devra subir tant qu'on n'aura pas trouvé le moyen d'entrer dans le Refuge pour tous les libérer. J'ai envie de vomir dès que je pense à tout ce que les autres ont pu connaître là-bas sans que personne ne se décide à intervenir pour les aider. Il est temps que tout change, le Refuge, la Ville, la Banlieue, en somme le Système. Mais je n'ai jamais eu aussi peur.

Il n'y a aucun bruit. En se concentrant un peu, on pourrait même entendre les pas des gardes qui avancent vers le Mur. Je n'ai jamais eu aussi peur. Aujourd'hui, si quelque chose rate, si nous nous faisons remarquer ou si on nous dénonce, nous serons tous les quatre morts d'ici une douzaine d'heures au maximum. Bizarrement, ce n'est pas l'idée de mourir en elle-même qui me fait peur, là, maintenant, mais plutôt le fait que si mes trois compagnons et moi mourons alors il n'y aura plus personne pour aider ceux qui en ont besoin au Refuge. Il n'y aura personne pour les faire sortir de cette prison et faire éclater la vérité au grand jour. Si nous n'intervenons pas, alors le mensonge continuera et la Ville finira par définitivement prendre le dessus sur la Banlieue. Le Refuge ne sera plus une simple récompense d'une compétition mais plutôt un objectif de vie qui mènera tôt ou tard à la guerre civile. Je n'ai pas envie que les choses prennent cette tournure. Je n'ai pas envie de voir ceux que je connais souffrir encore plus à cause d'un énorme mensonge.

J'essuie à nouveau mes mains sur mon pantalon. J'éponge mon front. Au lieu d'être transie par le froid, j'ai chaud à en crever sur place. Ils ont intérêt d'être tous en vie à l'intérieur. On a intérêt à ne pas s'être trompés sur toute la ligne. Il faut qu'on réussisse. On n'a pas le choix. Au loin, on entend quelqu'un crier, puis une musique s'élève. Les portes vont bientôt s'ouvrir. Les gardes vont passer. Il ne nous reste plus qu'à prier. Il faut réussir à passer. Un bruit sourd envahi l'espace. Les portes sont en train de s'ouvrir juste assez pour laisser la place aux gardes. Nous commençons à avancer. Il fait encore noir, nous pouvons réussir à passer les portes avant qu'elles ne se referment. Il faut être discret. Il ne faut pas se faire remarquer. Nous devons y parvenir.

Dans ma poitrine, mon cœur bat à mille à l'heure. Je ne me sens pas bien. Si des vies n'étaient pas en jeu, j'aurai déjà abandonné. Je serais déjà tombée par terre. Je serais déjà probablement morte. Mais je n'ai pas le droit de me laisser aller, alors je déglutis et je respire un bon coup. Il faut y aller, c'est maintenant ou jamais.

Je suis la dernière à devoir passer, mais je suis aussi la plus rapide. Je pourrais franchir les portes sans problème, je le sais. Mais il ne faut pas de gardes de l'autre côté. Et ça, nous ne pouvons pas le savoir. La peur d'échouer est à ce moment précis dépassée par la peur de mourir, et pourtant dieu seul sait à quel point les deux sont liées. Je prie alors, pour la première fois de ma vie, pour qu'une force supérieure nous donne cette chance de réussir même si ce que nous faisons n'est pas « bien ». Parce que, mon dieu, c'est vraiment illégal ce qu'on s'apprête à faire. Et le pire dans tout ça, c'est que c'est réellement un mal pour un bien. J'espère survivre, simplement ça. Et si plus tard on me demande pourquoi j'ai fait ça aujourd'hui, je dirais certainement que je me suis levée un matin en me disant « Et pourquoi pas sauver des vies en risquant de perdre la mienne ? ».

Le Refuge - SauvetageOù les histoires vivent. Découvrez maintenant