Chapitre 4

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La première fois qu'Edith avait rêvé d'être ailleurs, la première, en tout cas, dont elle se souvenait clairement, était survenue alors qu'elle avait six ans. Les voix coléreuses tonnaient dans la pièce voisine, et la petite fille regardait par la fenêtre, parce que la tapisserie de sa chambre se décollait du mur et qu'elle trouvait ça triste. Il faisait beau dehors, et elle avait très envie de sortir, mais elle n'en avait pas le droit, et la fenêtre ne s'ouvrait pas.

Elle y avait repensé, dans l'internat de son lycée. Elle entendait le stylo plume de sa compagne de chambre gratter le papier, son allure ralentissant avec la montée de la fatigue, et elle était perdue dans la contemplation du ciel assombri. « Bosse avant qu'il ne soit trop tard, » lui conseilla l'autre fille. « Oui, oui. » Elle regardait toujours passer les nuages. La chambre était un peu trop petite. Le monde était un peu trop petit pour elle.

Philip le lui avait fait remarquer, un an après leur rencontre. Il était las de sa soif de voyages.

-Je ne te trouve pas logique, c'est tout.

-Comment ça ?

Elle était sur la défensive ; Philip ne s'en formalisa pas. Il répondait ordinairement à toute agressivité par un sourire narquois, qui avait l'extraordinaire pouvoir de rétablir le calme comme un seau d'eau froide, ou d'enflammer la rage comme l'huile sur le feu, selon sa cible.

-Le monde, tu ne le vois pas, tu le gobes. Tu n'en profites pas. On dirait que tu le détestes, que tu lui en veux.

Il prêchait l'apaisement. C'était sa façon d'être. Malgré un agacement initial, Edith avait rapidement tendu l'oreille à ses propos, et compris qu'ils contenaient leur dose de vérité.

Mais son amour du voyage ne s'était pas estompé pour autant. Un amour trop profondément enraciné, qui l'attirait vers des terres éloignées capables de le fertiliser.

-Ouais, j'ai beaucoup bougé, mais je n'ai pas un sou, alors je n'ai jamais quitté le continent.

Le joueur d'accordéon de Québec lui racontait cela, à mi-chemin de leur première vraie conversation.

-Comment vous faites, alors ?

-Du stop, principalement.

Elle acquiesça. Elle quittait la France pour la première fois. L'idée du mouvement la terrifiait, alors.

-Je me suis toujours dit que je n'avais pas assez d'argent pour voyager, admit-elle. Et pas assez de temps.

Il secoua vigoureusement la tête.

-Non, quand on veut vraiment, on trouve le temps, et on fait sans argent. Si c'était un vrai obstacle, les rêves n'existeraient plus.

Aujourd'hui, Edith se souvenait toujours clairement de ces mots, comme de beaucoup de choses qu'il lui avait dites. Lorsqu'elle se concentrait bien dessus, elle remarquait de nombreux non-sens – peut-être parlait-il pour ne rien dire. Mais la façon qu'il avait de les former donnait à chacune de ses paroles un air de grande sagesse. Sa présence était à la fois exaltante et source de calme, quelque chose dans sa manière de bouger, ou les intonations de sa voix, en était la cause. Il était un mystérieux livre ouvert. Il ne dissimulait rien de son histoire ou de sa façon de penser, mais une pièce manquait toujours pour avoir véritablement le sentiment de le comprendre.

-Marc, se présenta-t-il en tendant la main.

-Edith, répondit-elle en la serrant.

L'Autre avait un tic, remarqua-t-elle. L'index de sa main droite tapait, à un rythme incessant et régulier, sa paume. Edith s'en apercevait, dans les instants où elle se permettait de le regarder. La fréquence de ceux-ci était difficilement estimable, puisqu'elle tentait à présent de se les interdire. Elle poursuivit sa rêverie les yeux ouverts. Le petit mouvement répétitif ne créait pas le moindre son, mais son va-et-vient était hypnotisant.

Aucune raison de s'inquiéterWhere stories live. Discover now