Le premier soir arriva bien vite.
Les enfants trouvèrent sans trop de soucis leur chambre attitrée et Édouard comprit le nom donné à la sienne en voyant le chevreuil empaillé accroché au mur faisant face à la porte. Passé le premier instant de surprise, il avoua à Grand-père que c'était la première fois qu'il voyait un chevreuil "en enchères et en noces".Le repas du soir se passa sans anicroches. Les enfants furent surpris de voir que leurs grands-parents ne mangeaient pas en compagnie du personnel de maison, mais apprirent en posant la question que le repas du dimanche soir était commun à tous.
À la fin du repas, Grand-père Georges demanda aux enfants de venir avec lui, sans ajouter un mot.
Inquiets, ils le suivirent jusque dans une grande pièce éclairée seulement par la lueur rougeoyante de l'âtre où se consumaient quelques bûches.
Là, assise dans un grand fauteuil style Empire, un gros livre d'histoires sur les genoux, se trouvait Grand-mère Jeanne.
— Mes enfants, souffla-t-elle en leur faisant signe de s'installer devant elle, nous vous proposons ce soir une activité qui nous est chère, et que nous faisions déjà avec vos parents à l'époque... Votre grand-père et moi aimons une chose par dessus tout, c'est de raconter des histoires. Le livre que vous voyez ici, nous l'avons écrit tous les deux avec des contes et légendes de notre invention.
— Voilà pourquoi, tous les soirs, nous venons ici dans le Grand Salon, nous nous asseyons dans le Fauteuil du Conteur, et nous narrons nos histoires à qui daigne les écouter, poursuivit son mari dans le même souffle.Nos deux petits citadins avaient toute leur attention accaparée par leurs aïeuls, et ne remarquèrent même pas Jacques et Olga s'installer dans la pénombre sur une bergère de facture délicate.
— Voulez-vous, mes enfants, entrer avec nous dans le Temps des Histoires ? repris Grand-mère Jeanne d'un ton solennel.
Les enfants se regardèrent, impressionnés, puis opinèrent de la tête en se rapprochant, subjugués par le visage de leur grand-mère rougi par la lueur dansante des flammes et plus encore illuminé par une force intérieure jusqu'alors insoupçonnée. Son auditoire était pendu à ses lèvres.— Nous allons commencer nos histoires par un peu d'Histoire, celle qui de sa grande hache sépare les générations depuis ses sempiternels débuts... Ce soir, nous irons à revers de l'Histoire, afin de vous enseigner des secrets de cette maison, des hauts faits de votre famille, des bêtises de votre père...
— C'est vrai ? demanda avidement Édouard, qui brûlait d'en savoir plus sur cette demeure, sur ses ancêtres dont il avait vu des tableaux dans la salle à manger et surtout, surtout sur les magouilles de son papa si sage d'habitude...
— Évidemment, mon Édouard ! Mais nous laisserons les facéties de ton père pour la conclusion de notre soirée. Pour l'heure, écoutez donc comment le grand-père de mon grand-père fit en son temps l'acquisition de cette propriété et comment il laissa construire le Château de Boismanteau, où nous habitons maintenant...Voilà plus de cent cinquante ans, la région était très agricole, plus encore qu'aujourd'hui. Le grand-père de mon grand-père, qui se nommait Geoffrey, avait été parmi les premiers à investir dans de très couteux véhicules de ferme motorisés. Son investissement paya bien vite, puisque le tracteur fut remboursé après deux ans, avec le surplus de récolte. Au fil des années, il commença vite à s'enrichir, si bien qu'il finit par ne plus travailler lui-même aux champs. Il engagea pour cela une poignée de braves hommes du pays qui avaient besoin d'un emploi stable pour nourrir leur famille.
C'est en 1876 que votre quatre fois arrière-grand-père acquiert le terrain de Boismanteau. Il n'y a là à cette date qu'une clairière au milieu des bois et quelques champs alentours. Il entame alors la construction de ce qui va devenir la demeure des Friedental pendant près d'un siècle et demi. La maison est achevée après près d'un an de travaux intensifs et la maisonnée vient s'installer bien vite : l'hiver approche et le manoir est confortable. Dans les années qui suivront, la propriété s'étendra pour atteindre progressivement sa taille actuelle, avec le rachat au fil des ans de parcelles boisées, de forêt ainsi que de terres agricoles. Geoffrey fit construire les communs, la chapelle St Mayeul et le four à pain que vous connaissez aujourd'hui.
— Et donc son métier, c'était chef des fermiers ? demanda naïvement Charlotte.
— En quelque sorte... il restait agriculteur, mais ne travaillais plus aux champs. Il put ainsi consacrer son temps à entretenir le domaine, à dédier un soin particulier à ses employés et enfin à veiller à la bonne éducation de ses enfants.
— Mais alors eux ont pu devenir autre chose qu'agriculteurs, puisque Grand-père Geoffrey n'avait pas besoin de leur aide pour faire marcher la ferme ? s'enquit Charlotte.
— Tout à fait, ma chérie. Il envoya ses enfants étudier à la ville, pour leur permettre d'exercer la profession de leur choix. Son premier fils s'appelait Edouard, comme toi, et il devint instituteur du village. C'était le père de mon grand-père, qui lui décida de s'occuper de la propriété à la mort de son grand-père Georges, car il n'avait que des sœurs et qu'à l'époque, jamais une femme n'aurait pu espérer prendre le contrôle de la demeure ancestrale et des travaux agricoles aux alentours. Mon grand-père continua donc le travail de Georges Friedental, premier propriétaire de cette maison. Il étendit le domaine et fit construire les dépendances telles que vous les connaissez aujourd'hui. Il fit aussi partie d'un actif réseau de résistance sous l'occupation allemande !— Tu veux dire qu'il y a eu la guerre ici ? questionna d'un œil brillant le jeune garçon, que la simple vue d'un hélicoptère faisait trembler d'excitation.
— Evidemment, comme partout en France à cette époque ! Pendant des années, la France était occupée par les armées allemandes et toute une zone, la moitié Nord du pays, était sous un joug germanique. Çà et là, quelques premières poches de résistance se formèrent, et mon grand-père fut à l'instigation de l'une d'elle.
— Il était vraiment trop fort ton grand-père !
— Je suis heureuse que tu le prennes comme cela, Edouard. C'était un homme admirable en effet. Savez-vous, les enfants, qu'il fit construire dans cette maison quelques pièces et compartiments un peu secrets pour y cacher ce qu'il ne voulait pas laisser aux Nazis ?
— Wow trop stylé ! Je veux voir ça ! s'exclama Charlotte. J'ai toujours cru que ça n'existait que dans les films !
— Nous vous montrerons demain ou dans les jours à venir, ma chérie. Ce soir, il n'est plus temps de s'agiter ainsi, car maintenant, nous sommes entrés dans...
— Le Temps des Histoires ! complétèrent les enfants à l'unisson.
Cette exclamation fut suivie d'un silence songeur :
— Mais Grand-mère, ça veut dire que les Nazis sont venus dans cette maison ?
— En effet, Edouard. Mais ils n'y ont pas habité ! précisa l'aïeule en voyant la grimace faite par son petit-fils à cette idée. La Kommandantur se trouvait en ville dans un grand hôtel particulier, qui est toujours visible aujourd'hui. Nous passerons devant en allant au marché vendredi.
— Ça devait être difficile pendant la guerre, de devoir se cacher tout le temps, d'avoir des soldats étrangers partout...
— Tu sais mon Édouard, ce n'était pas tous les jours ainsi, heureusement ! La plupart du temps, on vivait comme on pouvait, on continuait de faire comme si tout était normal. On se serrait un peu la ceinture... On mangeait plus de salsifis et moins de rôti, c'est tout ce que ça changeait au jour le jour.
— En parlant de jour, tout ceci est fort passionnant, j'en conviens, mais ici il fait nuit ! annonça Grand-père George, et nous comptons bien vous faire profiter d'un bon sommeil, loin de tous les bruits de la ville ! Il est l'heure d'aller au lit, mes enfants !
— Mais auparavant, sortons du Temps des Histoires, voulez-vous ?
— Ooooooh... soupirèrent Edouard et Charlotte dans un même souffle.
Grand-mère Jeanne ferma alors le grand livre d'histoires, et le claquement produit résonna dans le silence de la pièce assombrie pour finalement s'évanouir et laisser place à la nuit.
— Mais... on recommencera demain ? demanda Charlotte, avec une petite mimique de supplique en direction de son Grand-père.
— Bien évidemment, tous les soirs !
Et les enfants montèrent alors, des images plein la tête et, lorsqu'ils s'endormirent, un doux sourire se posa sur leur visage. Finalement, elles commençaient plutôt bien ces vacances !
![](https://img.wattpad.com/cover/196074234-288-k739969.jpg)
VOUS LISEZ
Le Temps des Histoires
Cerita PendekCharlotte et Édouard passent les vacances chez leurs grand-parents. Loin de la ville et des copains, dans un manoir de famille tantôt mystérieux tantôt angoissant, perdus en rase campagne, sans télé, un ordinateur qui date de l'entre-deux-guerres au...