Le Temps des Histoires

III - Où Grand-mère inventa Edmond le Cro-Magnon

Le lendemain matin, le premier réveillé fut Edouard.

Celui-ci fila regarder par la fenêtre et fut bien déçu de ne voir que des nuages et de la pluie, une petite pluie fine et froide qui descendait du ciel comme pour rappeler aux Hommes qu'après tout, ce n'était pas à eux de décider du temps, même pendant les vacances d'été.

Notre jeune garçon, un peu dépité mais non moins affamé, descendit à la cuisine pour voir si quelqu'un d'autre était déjà debout. Là, il trouva Olga, affairée comme une abeille, qui voletait d'un bout à l'autre de la cuisine pour préparer le petit-déjeuner, mais aussi les prémices du plat du déjeuner ! Edouard déplora qu'il pleuve « comme l'as de pique », et Olga ne manqua pas de lui répondre (en cachant mal un sourire espiègle) qu'il était en revanche, « coiffé comme vache qui pisse ».

— Et qu'est-ce qu'on mange ici pour le petit-déjeuner ? demanda avidement Edouard, après que son ventre se fut rappelé à lui bruyamment.

— Du bon pain que j'ai préparé ce matin, du beurre de la ferme et de la confiture. Cela te convient ?

— Vous avez de la confiture de kiwi ? J'en ai gouté une fois et c'est très bizarre... commenta le garçon d'un air distrait.

— Holà non ! Nous faisons les confitures nous-même, ta grand-mère et moi, et avec des fruits d'ici ! Il y a de la pomme, de la poire, de la mirabelle, de la cerise, de la framboise, de la groseille, et même de la mûre ! Je te laisse choisir un pot pour l'ouvrir, mais attention : il faudra que cela plaise aussi à ta sœur.

— Charlotte n'aime pas la confiture avec des pépins dedans... alors je vais prendre cerise ! C'est quoi mirabelle ?

— C'est une sorte de petite prune ronde et jaune. On en ramassera les prochaines semaines, si tu veux. Nous pourrons faire des confitures !

Les enfants prenaient leurs marques dans ce nouvel environnement, se faisant peu à peu à la vie à la campagne, un peu plus simple et un peu moins connectée que la vie qu'ils menaient encore quelques jours auparavant. Leurs occupations dans la journée étaient très diverses. Parfois ils aidaient l'un de leurs grands-parents dans l'une de ses tâches quotidiennes, ou bien ils jouaient dans le grand parc, tantôt jungle impénétrable, tantôt planète sauvage et inexplorée... Ils revenaient les mains pleines de terre, des feuilles dans les cheveux, les chaussures boueuses à souhait et le sourire aux lèvres.

Ce soir-là, comme ils en avaient maintenant l'habitude, ils se retrouvèrent dans le grand salon.

Cette fois-ci cependant, Grand-mère annonça qu'elle inventerait une nouvelle histoire. Le grand livre fut donc posé de côté et Grand-père pris avec lui un tout petit carnet à couverture de cuir, pour noter quelques éléments de l'histoire à venir.

Avant même de s'asseoir, et alors que Grand-père allait attiser l'âtre du bout du tisonnier, Grand-mère repris la formule devenue rituelle pour les deux enfants :

— Voulez-vous, mes enfants, entrer avec nous dans le Temps des Histoires ?

— Oui ! répondirent-t-ils avec hâte.

Grand-mère prit place dans l'imposant fauteuil et annonça :

— Ce soir, je vous conterai l'histoire d'Edmond. Edmond le Cro-Magnon.

— Qui est-ce ? demanda Edouard.

— Ce sera le personnage de notre nouvelle histoire. Vous savez, les enfants, que nous aimons en inventer, si bien que nous en avons rempli tout un livre... eh bien ! vous m'avez donné envie de m'y remettre. Ce soir, nous partons au temps où les Hommes vivaient en petites tribus, chassaient l'auroch et le mammouth, et peignaient sur les murs de leurs cavernes les toutes première histoires...

— Wouaaah ! s'exclamèrent les enfants en cœur, tout excités à l'idée d'être les premiers à entendre cette histoire.

Grand-mère prit une profonde inspiration, comme pour rassembler toutes les forces nécessaires à donner vie à un nouveau personnage.

— Depuis sa naissance, Edmond était un homme de Cro-Magnon plein de ressources. Tout jeune, il avait très tôt mis à profit son imagination pour inventer des jeux avec les autres enfants. Il avait eu l'idée d'un jeu ou quelqu'un jouait le tigre : quand il touchait un enfant, celui-ci devenait tigre à son tour, et le but pour les enfants était de rester le dernier humain, et surtout de survivre le plus longtemps possible. Edouard avait cependant atteint la limite de ce jeu en découvrant qu'il grimpait bien mieux aux arbres que les tigres, ce qui lui permettait de gagner presque à chaque partie. Vite lassé, il s'était donc efforcé de trouver de nouveaux jeux.

Or il y avait dans la caverne voisine un jeune Cro-Magnon jaloux des idées d'Edmond. Ce garçon s'appelait Kim. Une nuit, Kim décida de faire une mauvaise blague à Edmond et ses amis. À la faveur de la pénombre, Kim se glissa dans la caverne et subtilisa des affaires appartenant à chacun des habitants de la caverne, puis alla les déposer tout au fond de sa caverne, là où la lumière ne pénétrait même pas au petit jour, lorsque le soleil était bas sur l'horizon.

Au matin, Edmond et ses amis se mirent à chercher qui son peigne en os d'auroch, qui son silex préféré, qui encore sa tablette portable, la dernière invention d'Edmond, qui permettait d'écraser des noix facilement sur cette lamelle de pierre. Tout le monde fit part au groupe de la disparition, et Edmond en conclut que les affaires avaient été volées.

Bien sûr, il pensa vite à Kim, car il savait que celui-ci dormait non loin et ne portait pas le petit groupe dans son cœur. Cependant, il ne fit aucun commentaire et alla voir Kim tout seul. Là, il lui expliqua qu'il cherchait des objets perdus, et que peut-être quelqu'un avait pu les oublier dans cette grotte par mégarde. Il n'en était rien, bien sûr, mais il souhaitait mettre Kim le jaloux en confiance. Edmond marcha donc jusqu'au fond de la grotte, et commença à tâtonner dans le noir. Ses mains trouvèrent de nombreux objets. Il chercha donc par leur forme à les identifier tous, pour vérifier qu'il s'agissait bien là de tous les objets dérobés la nuit passée.

Quand il eut bien identifié et reconnu chaque objet posé au fond de la grotte, il se rendit compte que sa pelote de liane n'y était pas. Il alla donc voir Kim, qui était resté posté à l'entrée de sa grotte et se réchauffait les orteils au soleil.

— N'aurais-tu pas trouvé ma petite cordelette de liane ? demanda-t-il à Kim sur un ton innocent

— En effet, j'ai trouvé ça, répondit Kim en sortant de sous son pagne la boulette verdâtre donc Edmond ne se séparais plus. Le reste est au fond, ajouta-t-il, comme pris d'un élan de courtoisie qu'Edmond ne put expliquer - peut-être parce qu'il ne savait pas ce qu'était la courtoisie, car elle n'avait pas encore été inventée.

Edmond alla donc récupérer les affaires de chacun au fond de la grotte et, lorsqu'il allait ressortir, Kim l'interpella :

— ça t'as plu ? interrogea-t-il avec un léger sourire. J'espère que tu y as pris goût !

Edmond comprit alors que le jeune Kim cherchait seulement à se faire une place dans leur groupe.

À partir de ce jour-là, Kim rejoignit la caverne des autres Cro-Magnon, et tous continuèrent parfois à jouer au « Jeu de Kim », le matin au réveil...

— Alors mes enfants, qu'en pensez-vous ? demanda Grand-mère en embrassant du regard les deux jeunes assis à ses pieds, encore étonnés d'être déjà à la fin de l'histoire.

— Je pense que tes histoires sont toujours trop courtes, Grand-mère, affirma Charlotte.

— Oui, et toutes les bonnes causes ont eu faim, malheureusement, rebondit son frère sans vraiment convaincre personne de son érudition.

— Bon, je propose que tout ce beau monde file au lit sans perdre de temps, demain est un autre jour, plein d'aventures à vivre et d'histoires à inventer ! lança Grand-père, en regardant d'un œil malicieux son petit-fils bailler fort peu distinctement.

— Tu as raison George, ces garnements ont besoin de sommeil, dit Grand-mère Jeanne en poussant gentiment les enfants vers la grande porte du salon. Filez vite vous coucher ! ajouta-t-elle affectueusement.

Et alors qu'Edouard et Charlotte disparaissaient dans l'escalier, Grand-père George se tourna vers sa femme et lui lança :

— Je crois que je vais bien l'aimer cet Edmond... tu me laisseras raconter ses histoires ?