Nous voguons tranquillement sur la mer, bleu turquoise le jour et d’un bleu si profond et parfait la nuit. La nuit, que j’aime ce moment. Le seul où, sur la mer du Cancer, je puisse me matérialiser sans problèmes. Moi, l’esprit de ce bateau. Tout est si simple, si clair. J’y vois comme en pleine journée, perché tout en haut du mat, les embruns caressant mon nez, les étoiles brillant au-dessus de ma tête où nul nuage n’ose se présenter.
Tiens, du bruit vient de la chambre du capitaine. Il doit s’affairer à trouver la dernière carte secrète. Lui seul est au courant de mon existence. Il me fait vivre et en échange, je l’emmène où il veut.
Oui, en ce moment il veut trouver la carte secrète qui lui manque. Il m’a dit que c’était un rêve d’enfance, qu’à l’endroit que seules ces cartes révèlent se trouve le trésor de sa famille et que seulement un de ses membres peut trouver. Bon, ça ne me dérange pas. J’en ai vu des histoires de familles, certaines se terminent bien, d’autres mal. Mais le capitaine est un homme juste et honnête, je sais que je peux lui faire confiance.
«Demain, m’a-t-il dit en sortant de sa cabine à la manière d’une légère brise, nous irons chercher la dernière carte. »
-Tu sais où elle est ? Lançais-je en flottant en direction du pont.
-Oui, j’ai une idée et cette fois tu nous accompagneras.
-Bien, je te suivrai. Mais pour le moment repose-toi et essaye de bien dormir car demain va être épuisant, dis-je en regagnant mes hauteurs.
Et tout en m’installant sous la voute céleste, le capitaine a éteint les feux. Me laissant rêveur, à mon habitude, et à converser avec les étoiles et l’eau de la mer du Cancer. Oui, demain va être épuisant.
Au fur et à mesure que l’aube pointe son nez, je dis au revoir aux étoiles, à la lune et bonjour au soleil et au capitaine avant de disparaître pour reprendre le contrôle de mon corps de bois. Les matelots se réveillent peu à peu. Une demi-heure plus tard, en route. Pendant que nous naviguons tranquillement, tout le monde s’amuse sur le pont, même le capitaine s’est pris au jeu. J’aperçois au très lointain la berge. Un humain ne la verrait pas mais j’ai l’habitude, je sens la terre plus que je ne la vois. Dans une heure, nous accostons…
Ca y est, nous touchons terre et pour la première fois avec cet équipage je vais marcher dessus. Je quitte mon squelette et me loge dans le coquillage du capitaine, il le porte tout le temps à la ceinture.
Nous nous baladons dans la ville. Ca sent les épices d’un côté, les bassins de teintures pour la tannerie de l’autre. Tout cela me change bien de l’air salé de la mer. Il me semble que nous allons vers une colline. Je suis, sans problèmes, en observant, bien à mon aise dans la conque du capitaine. L’équipage est toujours aussi souriant et joyeux. J’aime les avoir sur mon dos. Nous arrivons en haut de la bute.
Une espèce de chapelle se dresse devant nous, le capitaine fait signe aux autres d’attendre puis, nous entrons dans la bâtisse. Tout est disposé selon l’office religieux. Une voix s'est alors élevée:
-Entrez, n’ayez pas peur. Et sors de ton abri, esprit; ne t’inquiète pas.
Je sors de ma petite cachette tandis que le capitaine demeure étonné. Je m’élève donc en regagnant ma taille habituelle et tranquillement, je vais me poser sur le petit lustre qui pend du plafond. Une personne à l’allure d’un curé est alors venue lentement et reprit :
-Tu dois chercher la dernière carte secrète, dit-il au capitaine qui a balbutié un « oui » assez incertain tant il n’en revenait pas, et bien sache qu’elle a toujours été avec toi. Esprit, peux-tu te mettre juste au-dessus du lustre ?
Bien, sans rien dire je m’élève jusqu’au-dessus du lustre. Puis, les vitraux qui ornent les fenêtres de la salle se sont fermés pour plonger, l’espace d’un instant, la petite chapelle dans le noir. Et c’est là que, de part et d’autre de la pièce, des bougies se sont allumées, éclairant de leurs douces lueurs l’intérieur du bâtiment. Quand les flammes ont gagné les chandelles du lustre, ces dernières se sont allumées non pas de rouges lueurs mais se sont parées d’un bleu inexplicable, un mélange entre l’eau de la mer et des feux follets. Peu à peu, toutes les bougies et bougeoirs ont pris cette teinte. On ne voyait plus que moi, comme si le capitaine et le curé avaient été engloutis dans les ombres. J’ai alors remarqué que sur mon azurante et fantomatique peau des signes se dessinent, doucement, comme une carte faite main par un navigateur…
Le bruit des vagues me tire soudainement de mon sommeil, lourd sommeil. La nuit ? Il faisait jour dans la chapelle. Nous ne sommes plus amarrés. Le capitaine arrive, avec le pas toujours aussi léger, et me demande :
-Ça va ? D’un ton gentil et en souriant.
-Oui, oui ne t’inquiète pas mais qu’est-ce qu’il s’est passe à la chapelle ?
-Et bien quand les bougies se sont éteintes, tu es tombé comme une feuille au vent jusque dans mon coquillage. Le curé m’a dit de prendre le large, c’est là que tu te sentirais le mieux.
Il avait raison, je me sens mieux sur la mer. Après qu'un ange soit passé, je repris :
-Tu sais, je peux t’emmener à l’endroit que les cartes désignent maintenant.
-Et bien, je suis d’accord mais comment ?
-Tu n’as pas compris ? Dis-je avec un petit sourire en coin, je suis la dernière carte, les dessins que j’ai sur moi sont la carte.
Il m’a regardé l’air effaré.
-Ainsi, si je connais les trois autres, je peux t’emmener finir ton rêve d’enfance.
Il m’a regardé dans les yeux, le sourire aux lèvres, les larmes aux yeux et il dit :
-Nous partirons demain.
Et demain, nous partirons.
Nous voguons, poussés par le vent de bonne aventure. Rien n’a changé, la gigue des matelots, l’air prospère du capitaine et aucun nuage à l’horizon. Puis, la capitaine a laissé la barre au second et monte en haut du mat en un clin d’œil grâce à un ingénieux système de cordage que j’avais installé il y a très longtemps. De là-haut, il m’appelle, je viens. Même si ce n’est pas à mon habitude de me montrer le jour, je sais que je le regretterais si je ne venais pas, surtout aujourd’hui.
-Tu la sens toi aussi, n’est-ce pas ?
-Oui, je la sens, la terre.
Et on est resté là haut un moment, pensifs tous deux, se rappelant les débuts, la première fois qu’il m’a vu, ses premières aventures, tous les jeux faits avec l’équipage toujours noble et fidèle, les blessés qu’il ne voulait pas abandonnés et que j’ai soigné tant bien que mal durant la nuit. Que de souvenirs…
Soudain, le second nous tire de notre monde onirique. Nous allons toucher terre. Je regagne mon armure flottante tandis que le capitaine quitte le ciel pour redescendre vers le pont. Ca y’est, nous y sommes, nous accostons. Là, sur ce petit îlot, un grand manoir d’un blanc nivéen nous toise de haut. Tout le monde descend du bateau, le capitaine va à l’entrée du manoir, je le sens, il pleure, il a compris.
Alors que le crépuscule teinte le ciel d’orange, de bleu et les nuages de roses, j’attends le capitaine sur le ponton qui dépasse de la berge. Il a les yeux tout embués de larmes et un fin sourire mélancolique aux lèvres.
-Tu savais, tu savais tout.
-Oui, mais si je te l’avais dit je disparaîtrais aussitôt. Je n’ai pas le droit d’en parler. C’est comme ça.
-Et maintenant ?
-Et maintenant, je vais aller chercher un autre capitaine à emmener sur son île personnel où il pourra vivre comme toi tu vas le faire.
Puis, j’ai expliqué au capitaine tout mon processus et ce pourquoi je vis. Tous les quinze ans, la capitaine que j’héberge cherche les trois premières cartes secrètes puis, lorsque le temps est venu, je l’emmène sur l’île à la chapelle. Dans ce cycle infini seulement une chose change, les cartes se modifient d’elles-mêmes et par conséquent les dessins que j’ai aussi. Il est temps que je parte, le soleil va bientôt toucher l’eau et il me guidera jusqu’au nouveau capitaine.
-Je savais, repris-je après un petit silence, et quand tu ne me verras plus au loin, toi et ton équipage n’aurons plus aucun souvenirs de moi… C’est comme ça.
Les dessins sur ma peau spectrale s'éffacent au fur et à mesure que je m'éloigne de l'île.
Oui, je savais, et toi tu ne t’en souviens plus. Je pars avec le soleil, chercher un nouveau capitaine. C’est comme ça, je ne vis que de souvenirs.
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Recueil des pluies opalines
Historia CortaPremier recueil, je vais l'éditer petit à petit. Merci à vous ^^