1 Les descendants des 67

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Nous sommes les descendants des soixante-sept. Par certains côtés, nous avons de la chance. Réfugiés dans le plus important réservoir de biodiversité de la planète, nous subsistons depuis trois générations. Nous ne sommes pas les seuls à avoir survécu. D'autres peuples issus des terres plus au Nord ont été préservés, mais les sociétés se sont complètement réorganisées. Nous avons été rejoints par les évadés des Terres Jovites à l'Est et par les réfugiés Passates à l'Ouest, deux états totalitaires dominés par les hommes. Les Jovites et les Passates se combattent, depuis toujours, je crois. Ils se sont tellement entretués qu'il n'y a plus que haine et douleur dans chaque camp, dans chaque mère qui élève ses fils pour venger son mari, dans chaque sœur qui a perdu un frère à l'ennemi.

Demain, c'est la fête du solstice d'été. Nous allons enfin avoir le droit de chanter et de danser. Un peu.

Je cueille quelques bananes et plus loin quelques mangues que je glisse dans mon sac. Autour de moi, le chant aux vibrations chaleureuses des oiseaux tropicaux me protège des chiroptères Passates qui sortiront à la tombée de la nuit. Les chauves-souris ont été dressées pour attaquer les voix humaines. Un oiseau siffleur me nargue avec son bec arc-en-ciel surdimensionné. J'aimerais chanter, mais le silence est de règle pour les réfugiés alors j'écoute le règne animal me conter son histoire. Je dois encore m'enfoncer un peu dans la forêt vierge pour chasser le plat de résistance. Un peu plus loin, se trouve un endroit où j'espère trouver des singes bien gras pour la fête de demain. Nous mangeons si rarement de la viande. J'avance avec précaution mais je ne peux empêcher le fouet claquant des palmiers et les craquements de brindilles qui jonchent le sol. Une branche me griffe méchamment le bras gauche. Je mords ma lèvre pour ne pas jurer et rester silencieuse, tandis que le sang de la blessure se mélange à ma teinture de rocou. Sur la gauche, au loin, des bruissements de feuilles attirent mon attention puis le hurlement d'un alouate confirme mon intuition. Je marche encore trois cents mètres, l'oreille tendue, et le regard rivé sur les cimes des arbres qui se balancent en vague. Une tache rousse m'attire l'œil et les cris qui s'en suivent m'ôtent tout doute. Je sors ma sarbacane, vise et souffle. Raté. Je guette les cimes. Mais où se trouve-t-elle, cette tâche rousse ? Soudain, une masse orangée réapparaît. Elle saute d'arbre en arbre. Je la suis du regard jusqu'à ce qu'enfin elle s'immobilise. Lentement, je porte l'arme à mes lèvres et je souffle de toutes mes forces. Le bruit de l'impact au sol me signifie que le primate n'est pas bien gros. Sa chair n'en sera que plus tendre et il sera plus facile à transporter. J'arrive au point de chute, ramasse le petit singe Hurleur, mort sur le coup et le charge dans mon sac à dos.

Une symphonie de couleurs offerte par une variété innombrable de fleurs tropicales tapisse mon trajet du retour jusqu'à la clairière tandis que le poids de ma prise m'oblige à m'arrêter de temps en temps pour reprendre mon souffle et écouter. Arrivée à l'orée de la forêt, je pose mon sac. Cette zone reste dangereuse. D'ailleurs, elle est là : une harpie féroce trace des cercles en boucle au-dessus de la zone dégagée. Ces aigles forestiers ont été dressés par les Jovites pour n'épargner que les hommes en blanc, la tenue des Jovites. Toute autre couleur fait de nous des proies. Je me change et range ma tenue de camouflage en chanvre verdi à la chlorophylle pour revêtir une des tuniques de soie blanche que portent les Jovites. J'aimerais que le rapace géant s'en aille, mais je le connais, il ne partira pas. Aucun espoir de l'atteindre avec ma sarbacane et je n'aurai aucune chance de rentrer aujourd'hui si je fais un long détour pour éviter la clairière. Je prends une profonde inspiration, réajuste mon sac bien lourd pour mes frêles épaules et j'avance normalement. Il ne me reste que cinq cents mètres à parcourir. Je sais que la Harpie Féroce me voit et qu'elle m'observe, mais le leurre fonctionne. Elle me laisse avancer tout en traçant des cercles au-dessus de moi. De l'autre côté, la forêt ombragée me protège. Je décide néanmoins d'attendre pour ne pas risquer de mener le prédateur dressé jusqu'au camp. Ses yeux redoutables sont capables d'amplifier la lumière et d'accentuer les contrastes. Maintenant que le rapace m'a repéré, même en tenue de camouflage, il me tracerait. Moi qui voulais arriver avant la tombée de la nuit, j'ai raté mon coup, et comble de malheur, la nuit, ce sont des chiroptères Passates dont il faut se méfier.

Le crépuscule est tombé, je me rechange. L'aigle mortel est parti. Le blanc serait trop voyant maintenant. Seuls les murmures agités de la forêt se font entendre. J'avance le plus silencieusement possible sachant que le moindre son humain qui s'échapperait de mes cordes vocales attirerait les chauves-souris géantes dressées par les Passates.

Je me dirige directement vers notre grotte en vérifiant constamment qu'aucune de ces redoutables chauves-souris Passates n'est à mes trousses. Enfoncée dans la caverne, je m'octroie enfin un soupir et me dirige vers les flammes du campement.

- Mais enfin, où étais-tu Gabrielle ? je me suis fait un sang d'encre !

Ma mère passe sa main dans mes longs cheveux noirs et reprend : les autres coursiers sont rentrés depuis longtemps !

-Je suis passée par la clairière, précisais-je.

- Je t'ai dit cent fois d'éviter ce chemin, me reprocha-t-elle. Son regard guette rapidement les alentours de la grotte pour vérifier qu'aucun chiroptère Passate ne m'a suivi. Donne-moi ton sac que je le donne au cuisinier et va rejoindre notre Famille.

Ce que nous appelons la Famille, ceux sont les trois cents âmes qui peuplent notre refuge, majoritairement des femmes.

Nous sommes tous des réfugiés ou des enfants de réfugiés. Mon regard s'attarde sur les traits usés de Nora, notre botaniste. À côté d'elle, Xinshei notre première femme médecin. Depuis, elle en a formé une dizaine d'autres. Nos « anciens » sont tous issus du Sud, comme mon grand-père l'était, avant de fonder le premier campement. C'était un physicien nucléaire. Redoutant un incident géopolitique majeur, il avait convaincu son meilleur ami, un pilote de ligne, de constituer un équipage de survie. Ils avaient ainsi recruté des géologues, psychiatres, professeurs, botanistes, biochimistes, docteurs et autres individus aux compétences clés parmi leur entourage. Sur les cent vingt prévus, seuls soixante-sept ont eu le temps d'embarquer avant que la folie des hommes ne fasse éclater LA bombe.

Les comprimés d'iode leur ont permis de subsister, mais la zone sud est restée contaminée. Nous sommes les descendants des soixante-sept. Notre devoir est de survivre, de survivre à la haine des Jovites, à celle des Passates, d'échapper à leurs harpies féroces et leurs chiroptères géants, de survivre aux dangers de la jungle et à la radioactivité.

Je regarde les plus jeunes de la Famille rejoindre leurs cavités lentement, en mesurant chaque geste, chaque pas. La nuit est tombée. Le silence complet est de mise. Ma mère m'apporte des galettes de manioc en me faisant signe de me dépêcher. Nous suivons le cycle du soleil. Je n'ai pas très faim. J'ai mangé plusieurs fruits sur le chemin du retour. Je rejoins rapidement mon hamac en me réjouissant de la fête à venir. Pourtant, je ne peux pas m'empêcher de penser que chaque jour, nous sommes un peu plus à risque d'être découverts. Nous avons commencé à nous disperser en éclatant notre campement en plusieurs cellules, mais les Jovites et les Passates sillonnent la zone sur laquelle nous nous trouvons, de plus en plus souvent. Cette situation de status-quo à tenter d'éviter la guerre, ne pourra pas durer éternellement. Nous sommes de moins en moins à l'abri. Un seul endroit à notre connaissance nous éviterait d'être constamment sur le qui-vive : le sanctuaire d'Eudora en zone libre du Nord.


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(Hello les watties, de retour après une longue absence sous Wattpad - Qu'est ce que cela vous inspire ? ...) #21

21  (Voyage vers Eudora) ✔️Où les histoires vivent. Découvrez maintenant