Le mur de cristal s'impose d'Est en Ouest sans que je puisse en voir l'une ou l'autre de ses extrémités. Je lève les yeux comme je le peux, face au soleil, mais le mur est si haut que je n'en vois pas la fin. Je l'inspecte minutieusement, mais rien, aucune ouverture. Une série de cristaux, tous plus hauts les uns que les autres, se succèdent sans qu'aucun interstice puisse permettre de passer. Je pose ma main sur l'un d'entre eux. Il s'en dégage une sonorité pure et discrète. Mes doigts caressent un second cristal et un son, à peine différent, résonne doucement. Au passage de ma main, la paroi chante. Alors je décide de l'accompagner. Je puise au fond de moi toute l'énergie que je n'ai jamais eu le droit de laisser jaillir, de peur de faire trop de bruit. Et je laisse ma voix sortir timidement. Puis je me lève, la tête haute, la poitrine dégagée et l'énergie lyrique s'empare doucement de moi. Peu à peu, j'ose le chant. Le vrai. Celui de mes tripes. Dans une joute de virtuosité arrogante, le soprano émerge de mes entrailles. J'enchaîne les notes, octaves après octaves avec la facilité d'un talent inné. J'ose la quatrième octave. Ma propre voix me transporte dans un univers céleste dont seul le besoin de reprendre mon souffle me ramène à la réalité. Mon corps est en transe. Cinquième Octave. Je vibre de l'intérieur. Tout vibre de l'extérieur. Je continue de monter. Ma glotte rétrécit, s'agite en trémolos. Mes cordes résonnent et j'ai subitement l'impression que tout chancelle autour de moi. Je monte dans les aigus et j'amplifie ma voix, comme un ultime appel de désespoir. Soudain, l'un des cristaux explose. Je reprends mon souffle, et observe ahurie les spaths devant moi se fracasser un à un au sol. Je fixe sidérée, l'ouverture, pendant de longues minutes puis finalement, je m'avance et m'engouffre dedans.
Des gardes m'accueillent tandis que d'autres vont chercher du renfort pour reboucher l'ouverture que j'ai créée. On m'apporte de l'eau, on me soigne. Une foule se rassemble autour de moi. Leurs tenues sont colorées et originales. Des femmes, des hommes, des enfants me sourient.
Alors c'est cela, Eudora. Tout se précipite et s'agite autour de moi. De hauts édifices partout me donnent le vertige. Les gens tournoient, le son bourdonne. Je faiblis et je m'évanouis.
Quelques instants plus tard, une voix bourrue me ramène à la réalité. Je rouvre les yeux et semble distinguer une escorte. On me lève. Un gros monsieur jovial et sa petite femme rigolote s'avancent vers moi :
- Bienvenue étrangère. Quel est ton nom ?
Je me racle la gorge et reprends mes esprits :
- Gabrielle.
- Nous sommes les gardiens de la Paix et de la Vie. Et d'où vient l'étrangère qui a fait éclater le cristal d'Eudora ?
- De la zone neutre... Je ne suis ni Jovite ni Passate, précisé-je.
- Pourtant votre tatouage tend à montrer que vous êtes Passate...
- Oh ! Ce n'est que du henné, tenté-je de les rassurer en cherchant autour de mon cou la fiole de dissolvant.
Le couple ne met pas en doute ma parole. Il observe les gouttes du liquide dissoudre le tatouage puis m'invite à le suivre. Je traverse la ville sous enclave. Mon regard est hypnotisé par la grandeur de ces tours immenses qui s'érigent vers le ciel. Construits en toute verticalité, les édifices se dressent vers les nuages dans une harmonie de granit et de verdure. Mon grand-père m'avait parlé de ces villes où il avait vécu au Sud, mais jamais il ne m'avait parlé de tours aussi hautes et encore moins d'arbres qui poussent dans les étages de ces immeubles. Je n'en reviens pas. Ma Famille serait impressionnée de ce mélange de pierre et de végétation. Puis, nous quittons cette architecture verticale pour des rues en arc de cercle.
La cité semble maintenant organisée en mouvements concentriques. Au fur et à mesure que l'on avance vers le centre de la ville, la hauteur des édifices diminue. Ceux sont dans les couleurs, davantage que dans les formes, que toute la fantaisie, le pittoresque et la créativité s'expriment. L'alliance de l'art et de la praticabilité, des émotions et de l'efficacité. Tout se met à tourner autour de moi. Je traverse un arc de rue orné de petits dômes en granit : des habitations individuelles. Au centre, une grand-place et une immense pyramide de cristal. Un drôle de véhicule silencieux vient nous prendre. Ça aussi Grand-Père m'en avait parlé. J'aperçois au loin des couples heureux, de tous sexes, se promenant main dans la main. Une fois sur la grand-place, le véhicule s'arrête et le couple m'invite à descendre. Nous visitons les halles du marché. Je passe devant un étalage d'aquariums : « Le poissonnier » me précise la femme. Un homme entre et désigne le poisson-loup d'un des plus gros aquariums. On lui tend un harpon. Il accroche le plus petit, le glisse avec l'aide du commerçant dans un vivier et repart, sans qu'aucune monnaie n'ait été échangée. Grand-Père m'avait dit que l'argent était très important avant, mais je n'en vois pas. Nous arrivons devant la pyramide, qu'ils désignent comme abritant l'hôpital, et le couple me confie aux soins d'une équipe. On m'ausculte tandis que la fatigue de l'agitation des heures passées me place dans un état second et je me laisse coucher sans protester.
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21 (Voyage vers Eudora) ✔️
Short Story- Le destin a voulu que cette année, Gabrielle soit l'aînée des vingt et un. Elle me prend dans ses bras. Elle m'a préparée depuis longtemps. Je n'ai pas peur. À choisir, je préférais que cela tombe sur moi. Je lui adresse un regard tendre pour la...