Ce journal appartient à : Chloé MéruyAnniversaire : 5 novembre 2000
Signe Astrologique : Scorpion
4 Octobre 2019Papa,
Cela fait maintenant un an que tu es parti. Il faisait chaud, c'était juste après les épreuves du bac. Personne, même pas toi, ne l'avait vu venir. Tu nous avais emmenés au restaurant, Maman, Emma, Valentin et moi, la pizzeria avec vue sur la Seine, qui scintillait sous la lueur des lampadaires escortant le périphérique.
Nous étions rentrés à la maison, tu avais nourri Singapour, notre chat, que tu adorais.
Et puis cette nuit nous avait tous enveloppés dans son manteau noir et épais, brûlant en cette fin juin.
Le jour ne s'était plus jamais levé. Ni pour toi, inerte dans les draps, le coeur roidi par l'infarctus, ni pour nous, le poids du deuil écrasé sur nos épaules nues, quand le soleil tapait sur le parvis de l'église.Papa, j'ai mis un an entier avant de pouvoir à nouveau imaginer ton visage. J'ai perdu avec ton départ bien plus qu'un père. Aussi un confident, un ami. Je me suis toujours sentie si proche de toi, par rapport aux autres, même Maman, ou Emma, ou Valentin. Avec toi je n'avais pas l'impression de nager dans un perpétuel décalage. Je n'ai jamais pu vraiment établir les raisons de cette proximité, je n'avais pas mis de mots dessus, ou peut-être n'y avais-je pas songé.
Mais tu sais Papa, hier, tout s'est éclairci. Ta belle Nathalie, Maman, est responsable des secondes cette année, en français. Elle a eu une réunion des équipes pédagogiques à la fin de l'année scolaire dernière, qui abordait le sujet suivant : les élèves à haut potentiel. Au fil de la conférence, elle aurait reconnu ma personnalité. Je me souviens, elle était revenue à la maison avec des piles de brochures coincées entre les doigts et sous le menton.
On a mis beaucoup de temps à avoir un rendez-vous. Mais la semaine dernière enfin, Maman m'a emmenée chez une psychologue. Elle s'appelle Amandine. Amandine Seguin, et elle travaille sur les Champs-Élysées. Je l'ai retenu sur sa carte de visite, disposée en paquets à côté d'une boîte de mouchoirs, sur son bureau, à gauche de l'ordinateur.
Amandine m'a fait faire ce qui s'appelle des tests de QI. Crois-moi, c'est une version plus sérieuse que ceux des annonces pop-ups qu'on trouve sur internet.
C'étaient pleins de petits exercices, testant la vision dans l'espace, la gestion du verbal... avec mes petits cubes et formes à reconstituer, j'avais presque l'impression d'être de retour en maternelle, mais certaines épreuves n'étaient en fait pas si faciles que ça.Ça a duré longtemps. Attendre le bilan a duré une semaine. C'est un gros paquet de papier, retenu par une pince. Nous l'avons reçu hier, dans le cabinet d'Amandine.
Elle nous amène plus ou moins directement à la dernière page, ciselée de mots et de phrases en gras et en fluo.
Elle nous a expliqué que j'étais HPI. Haut Potentiel Intellectuel. Ma spécificité supplémentaire, c'est que je suis HPI à QI hétérogène, c'est-à-dire que j'ai 148 en verbal et 100 en logico-mathématique. 100, c'est la moyenne. Bancale. Comme les vieilles chaises au fond des classes au collège.HPI. C'est si laid comme mot, c'est un petit acronyme pour coller sur le front de quelqu'un l'étiquette de "Surdoué". Dieu que je déteste ce mot. Non seulement parce que dès qu'on l'évoque, on s'imagine Aignan du Petit Nicolas, mais aussi et surtout parce que je ne me suis jamais sentie supérieure ou "plus douée" que qui que ce soit. Au contraire. Ma confiance en moi est du niveau de plausibilité de résurgence de la cité perdue de l'Atlantide. Inexistante.
Peut-être est-ce parce que tu détestais ces étiquettes tout autant que moi que tu n'as jamais voulu me faire comprendre explicitement que j'étais "zèbre", cette espèce rare qui regroupe 3% de la population mondiale. Différente. Avec un fonctionnement neuronal différent. Tu n'avais pas besoin de voir la pelote de connections nerveuses sur l'electro encéphalogramme pour deviner ma spécificité et si bien me comprendre... peut-être parce que tu étais comme moi ? J'ai lu sur internet qu'il y avait souvent plusieurs membres d'une famille qui étaient HPI... alors, tu savais ? Tu savais pour moi ? Et pourquoi ne m'as tu pas dit ? Pourquoi tu m'as vu me sentir étrange, et folle, sans jamais m'expliquer, me rassurer, mettre des mots dessus ?
Il y a tant de questions qui gouttent au bout de mes lèvres et de ma plume, Papa. Je sais que seul ton silence m'y répondra. Tu as été mon guide, et tu peux toujours l'être. C'est peut-être bête, et stupide, et naïf, mais dans ce carnet, je vais te raconter tout ce que j'ai sur le coeur, toutes mes tribulations, comme au bon vieux temps. Tous mes fardeaux de petits Zébrule, mais aussi toutes ses lueurs.
Amandine m'a dit que peut-être cela m'aiderait
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Chroniques d'un Zébrule
RandomChloé a 17 ans lorsque son père meurt d'un accident cardiaque. Un an plus tard, elle est diagnostiquée HPI, « haut potentiel intellectuel », par sa psychologue. Une partie de son passé se saisissant ainsi d'un nouvel éclairage et se sentant incomp...