6 décembre 2019
Mon petit Papa,
Tu as pu voir que j'étais traversée par un grand nombre d'hésitations, et une incapacité latente à faire des choix. Tu as bien pu le constater lorsqu'on a du choisir ma filière de bac . Parfois, la peur du choix me paralyse dans l'impossibilité de passer à l'action. Et quand je suis passive, c'est le syndrome de l'imposteur qui revient au galop.
Ceci est normal, et j'en ai la preuve par les neurosciences : jusqu'à 25 ans au moins, surtout quand on est précoce, le cerveau démontre d'une très grande plasticité. Très concrètement, cela signifie que chaque nouvelle expérience peut induire des modifications de notre cerveau, que ce soit d'un point de vue positif ou négatif. Il y a tellement de choses à découvrir entre 20 et 30 ans, à un rythme si rapide, que l'instabilité peut être très grande. La coloration des jours peut osciller entre la lumière et l'ombre profonde.
Papa, tu comprends donc que je dois être exposée en permanence à des expériences de qualité pour que mon cerveau se stabilise dans la durée et que je devienne une belle personne. Je n'ai pas supporté ma première année de licence. Plutôt que de développer mon esprit, j'ai eu l'impression de régresser intellectuellement. Plus que des exercices personnels, mes rendus académiques étaient formatés. Ils répondaient à ce que le professeur voulait lire. C'est une situation que je ne supporterai plus jamais. J'ai pris mon mal en patience pendant toute cette année, à traîner des résultats exécrables par manque de motivation, et je me suis jurée de faire mieux cette année et encore en L3, (je sais je n'ai pas voulu t'en parler de peur de t'inquiéter), mais c'est une situation que je ne veux plus jamais revivre. Dans cette tranche d'âge, qui sépare la vingtaine de la trentaine, il faut donc s'exposer à un maximum d'expériences enrichissantes. Ce sont elles, qui forgent notre esprit d'adulte et contribuent à faire ce que nous sommes, tant nous sommes jeunes.
Tu ne l'as appris que par mes écrits précédents, Papa, mais j'avais fait une dépression à l'âge de quinze ans. Neurologiquement, une dépression se manifeste par d'importantes chutes de dopamine et de sérotonine. J'ai beaucoup attendu en termes de stimulation intellectuelle de mon cycle de licence, et rien n'est venu, si ce n'est le désenchantement permanent. J'ai plongé maintes fois dans des ténèbres insondables durant ces deux premières années d'études et j'ai le sentiment d'avoir lutté pour préserver mon esprit dans les meilleures conditions possibles, et pour rester moi-même.
Papa, je vais te décrire ce qui se passe dans ma tête quand je suis en période d'instabilité, comme ce fut le cas durant ces premières années dans le brouhaha étudiant de Paris. M'ennuyant rapidement en cours, et comprenant assez vite les attentes des professeurs, je ne voyais pas d'issue pour m'échapper et exprimer ma pensée personnelle. De ce fait, j'ai dévié de ce qui était attendu, me mettant ainsi en danger. A cet égard, je peux te décrire comment se passait chaque journée de cours. Un professeur annonçait un concept. Immédiatement, je me mettais à extrapoler et à l'incorporer, faute d'autre stimulations, à ma réflexion personnelle. Le reste du temps, je meublais le vide ambiant en me traitant d'imposteur, car je voyais que les autres élèves allaient à un rythme bien plus lent que le mien. De ce fait, je me retrouvais vite face à un énorme conflit de loyauté entre ce à quoi j'aspirais profondément et ce que l'on me demandait de faire au quotidien. Quand je regardais par la fenêtre à la recherche d'une autre stimulation, je ne voyais que les anciennes bâtisses parisiennes. Alors, plutôt que de me plonger en Histoire, cela me rappelait l'immobilisme de ma situation. Quand mes camarades se rendaient au café voisin pour s'amuser et parler une fois de plus de choses qui me semblaient si « banales », je souffrais de la qualité déplorable de l'air parisien. Conséquemment, je n'étais absolument jamais en phase avec moi-même. Je tiens à te préciser que ce n'est pas que je méprise mes amis. Mais j'ai l'impression que ma dépression de seconde puis mes accès anorexiques et borderline de l'an dernier m'ont fait prendre quarante ans. J'ai mûri et me suis un peu éteinte. Alors quand Stéphanie et Zoé parlent sans cesse de leurs derniers flirts en faisant faire des numéros de trapézistes à leur cigarettes entre leurs doigts, je trouve cela dommage car cela borne nos amitiés à des sujets qui ne sont pas vraiment satisfaisants ni profonds. Je ris souvent à leurs potins, les crible de blagues, et nous passons un excellent moment. Mais au fond de moi-même, je suis un peu triste qu'on ne partage pas davantage. je t'en reparlerai un autre jour, mais en tant que HPI idéaliste, j'ai une haute conception de l'amitié, comme de l'amour.
Je t'ai déjà évoqué à quel point je trouvais que notre famille, une fois que tu es parti, a perdu de sa structure, déjà si fragile. Les cris, voire les hurlements, faisaient partie de notre quotidien après ton enterrement. Cumulé à un cycle scolaire creux, cela a provoqué chez moi de nombreuses chutes de dopamine et de sérotonine, dont je te parlais plus haut.
En fait l'hypersensibilité a parfois du bon, j'y ai réfléchi, car si je suis plus triste que tout le monde, je suis plus heureux que n'importe qui quand se passe un évènement joyeux ! C'est cette absence d'entre-deux qu'il faut m'apprendre à gérer, mais Amandine m'a dit qu'elle m'y aiderait.
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Chroniques d'un Zébrule
De TodoChloé a 17 ans lorsque son père meurt d'un accident cardiaque. Un an plus tard, elle est diagnostiquée HPI, « haut potentiel intellectuel », par sa psychologue. Une partie de son passé se saisissant ainsi d'un nouvel éclairage et se sentant incomp...