chronique 5 : Ce que l'on a et ce que l'on en fait

36 1 0
                                    


 1er décembre 2019

Cher Papa, deux semaines se sont écoulées sans que j'aie une seule minute à moi pour continuer d'écrire. Ce sont bientôt les partiels de fin de premier semestre, et l'arrêt des notes. Les deadlines s'amoncellent et je ne me suis pas tout à fait assez avancée donc j'ai du mal à tenir le rythme, paralysée par la phobie des nuits blanches que j'ai trop souvent côtoyées l'an dernier. Je me souviens que, sûre des facilités que j'avais ressentie durant toutes mes années de scolarité précédentes, j'allais pouvoir apprendre 80 pages de polycopiés du jour au lendemain, quelle naïveté ! Le réveil, tu t'en souviens, avait été dur. Il faut bien travailler à la fac, chaque pièce du dossier est décisive pour mon avenir, et je compte bien rattraprer mes deux premières années qui n'ont pas été particulièrement brillantes.

Je t'ai fait part la dernière fois, quand l'angoisse m'avait retenue éveillée si longtemps, du douloureux débat qui m'habite, entre le fait de me contenter de vivre et celui de me permettre d'exister. Ce débat est évidemment transposable au monde professionnel, encore plus dans les domaines de la politique et du business. Ce sont des domaines où les questions de sens se posent très fortement. Ils ne m'intéressent pas vraiment, parce que dans la finalité j'aimerais enraciner mon métier dans quelque chose relatif aux industries créatives, mais beaucoup d'amis sont intéressés par ces deux voies.

Comme tu me l'as souvent répété, le travail vient du latin « tripalium » qui signifie instrument de torture. Ainsi, le travail est étymologiquement corrélé à la notion de souffrance. Si le travail fait souffrir, pourquoi devrions-nous nous y assujettir ? Quand je regarde le cycle de vie d'un individu, je constate à chaque fois qu'il passe les trois quarts de sa vie à travailler. Pourtant, je n'ai pas le sentiment que le vrai sens de la vie se niche dans le travail. Il y a beaucoup d'autres activités qui consacrent la grandeur de l'homme, comme les arts, les marches dans la nature ou les projets associatifs remplis de sens, par exemple. Souvent on voit des vidéos de témoignage sur les réseaux sociaux où des hommes fortunés affirment qu'ils donneraient tout ce qu'il possèderait pour que leur enfant soit en bonne santé. Donc qu'est-ce qui est réellement recherché au final, et où se trouve l'accomplissement de l'être humain ?

S'il existe des raisons de vivre, Papa, pourquoi n'en profitons-nous pas suffisamment le temps de notre passage sur Terre ? C'est un grand mystère que je ne sais pas comment percer.

D'ici cinq ans, je devrai choisir un métier. Pour faire un premier choix, s'offrent à moi deux grands secteurs, de manière schématique : le privé et le public. Pourtant, aucun des deux ne m'attire. Si je prends le monde de la finance pour commencer, je suis incapable de m'y positionner en termes de sens. Le seul objectif de ce domaine est de faire un maximum de gains en termes d'argent. Chaque jour se ressemble puisque l'objectif des tâches professionnelles vise systématiquement à la hausse du gain. Dans le monde politique maintenant, il y a tellement de vicissitudes, de coups administrés dans le dos (je me souviens que tu m'avais souvent rappelé la mort de Pierre Bérégovoy).

Papa, j'ai conscience que l'on peut regarder un évènement à travers le prisme de lecture que l'on désire. Il me revient donc de considérer la politique comme un domaine noble, honorer le concept de bien commun, si je le désire. De même, concernant le champ de la finance, j'ai toujours la possibilité de me dire que la gestion de l'argent fait vivre une entreprise, avec ses salariés. Je peux même me dire que les salariés sont tous embarqués sur le même bateau de la vie, en tant qu'hommes. Rien que pour cela, il s'agit d'une belle aventure à vivre avec ceux que l'on peut considérer comme des « frères d'armes », quels que soient leurs comportements. De toute manière, mon cher Papa, je crois que l'on a véritablement le pouvoir imaginatif de transformer chaque expérience que l'on vit en un événement fantastique. De fait, les mondes de la politique comme de la finance ne me sont pas fermés. J'ai la possibilité de les rejoindre en y évoluant selon ma propre vision optimiste. Rien ne m'empêche, en dépit de mon hypersensibilité de vivre sur la même longueur d'ondes que mes futurs collègues. Si l'ambiance du lieu de travail est délétère, dans le pire des cas, rien ne m'oblige à m'y conformer et à me comporter comme ceux m'entourant. Avec cet état d'esprit, je ne me sentirai plus affectée par les questions de sens. On apprend tellement au contact d'autrui, quel que soit cet autrui. C'est l'une des raisons, comme tu me l'as si souvent rappelé de notre existence sur Terre.



Je pensais que me reposer me ferai du bien mais en fait j'ai bizarrement besoin de nourriture intellectuelle sinon je tourne à vide et je me remplis d'idées noires. Mais c'est compliqué à gérer parce que je me sens souvent incapable de passer à l'action. 

Chroniques d'un ZébruleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant