3 Novembre 2019
Bonjour Papa,
Je ne reprends ma réflexion que maintenant, car j'avais un important devoir écrit à finaliser en histoire, qui va être décisif pour mes notes de fin de semestre. Contrairement à l'an dernier ou je me laissais entièrement submerger par angoisses et émotions, j'essaie de me prendre en main.
Comme je te le disais mi-octobre, j'ai une vision du monde qui tranche de l'ordinaire et cela est très dérangeant au quotidien. Quand tu étais là, je ne la trouvais pas pénalisante : la tienne me semblait si proche de la mienne. Mais maintenant, j'ai l'impression d'être cet extra-terrestre qui essaie de décoder et de se mêler aux autres pour ne pas attirer l'attention. Si je parlais aux autres de tout ce qui se passe dans mon esprit, ils arriveraient tous au même constat : que je me pose trop de questions, et ils auront très certainement raison.
Je me complique les choses en permanence, et cela mêlé à l'hypersensibilité .... un vrai personnage de Drama queen ! Ma vision du monde, c'est un dédale infini, dont même moi je n'ai pas les plans, et c'est sans doute ce qui est le plus angoissant.
Je vais te prendre un exemple concret pour te dévoiler la complexité de la façon dont j'appréhende ce qui m'est extérieur . Je viens de reprendre les cours après les vacances de la Toussaint. Nous les avons passées chez tes anciens amis, les Donteuil, qui ont cette si belle maison sur les bords de Loire, accueillant des chambres d'hôtes d'un goût absolument irréprochable !
Nous nous ennuyions un peu avec Emma et Valentin, avec Maman qui ne parlait que de toi:"Laurent-ceci, Laurent-cela". Nous avons donc décidé d'aller faire un tour de barque sur le cours d'eau. Nous sommes arrivés sur la berge en contre-bas de la maison, où nous attendait l'embarcation échouée sur un banc de gravier. Les rames étaient encore humides de la nuit.
Quelques heures auparavant, j'avais travaillé mes cours de philosophie (tu vois, je suis vraiment devenue sérieuse, ce n'est pas une blague !!) et j'avais découvert un nouveau couple conceptuel concernant la perception que l'on peut avoir d'un environnement :
les perceptions cognitive (tout ce qui relève de la représentation mentale et intellectuelle d'une situation) et sensible (fournie par les sens).
En dégageant la barque pour la mettre à l'eau, distraite par les clapotis du fleuve, j'ai commencé à me demander si ce que je voyais relevait d'une conception cognitive ou sensible du monde
En levant les yeux, j'ai aperçu un couple sur la berge d'en face, assis sur un banc de bois mousseux. Ils avaient l'air d'avoir froid, blottis l'un contre l'autre. Je me suis mise à les examiner, cherchant à discerner le concept d'amour dans l'air ambiant, comme si je pouvais l'apercevoir dans le geste du baiser par exemple. Je suis restée là, pensive, durant quinze minutes environ avant que Valentin, par un coup de rame dans le mollet, me demande si je voulais vraiment monter avec eux dans la barque.
Je les ai dévisagés... et ai cherché à distinguer en eux le concept d'être humain. Je me suis dit, les regardant, que l'être humain avait une constitution vraiment parfaite et que cela ne pouvait être le fruit du hasard. Alors, je me suis laissé envahir par des interrogations métaphysiques concernant l'existence de Dieu. Mon esprit est parti loin, loin, comme un écureuil sautant de branche en branche, comme on en voit dans le jardin de Mamie.
Amandine m'a dit, quand je l'ai vu à la rentrée, que ça aussi cela faisait partie du haut potentiel : ça s'appelle la pensée en arborescence, ou en toile d'araignée, ou en soleil. Je préfère l'image du soleil. D'ailleurs, je me souviens que quand j'étais petite, Maman dessinait un petit soleil avec un grand sourire à la place du "O" pour écrire mon prénom.
Papa, si seulement tu pouvais imaginer comme cela est pénible. Ce genre de divagations m'arrive en permanence. J'ai besoin que tout ce que je fasse ait un sens profond dans mon échelle de valeurs. Un rien m'embarque dans une réflexion en pelure d'oignon qui me fait mal à la tête. Parfois cela m'emmène si loin que je finis par me demander si je suis vraiment présente, si je suis vraiment vivante, si tout ce qui est autour de moi est bien réel, si je ne suis pas une marionnette, si le monde n'est pas une dimension abstraite, et ça me donne le vertige, alors je vis très vite, très brusquement, dans tous les sens, pour m'empêcher des temps d'introspections qui me donneraient ces sensations... et tu sais ce qu'Amandine m'a dit quand je lui ai raconté ces choses-là ? Elle m'a demandé si je prenais des drogues aha. Promis jamais je n'en prendrai. Amandine m'a expliqué que les cerveaux comme le mien étaient plus enclins aux addictions, alors je dois faire attention.
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Chroniques d'un Zébrule
RandomChloé a 17 ans lorsque son père meurt d'un accident cardiaque. Un an plus tard, elle est diagnostiquée HPI, « haut potentiel intellectuel », par sa psychologue. Une partie de son passé se saisissant ainsi d'un nouvel éclairage et se sentant incomp...