L'Océan est beau. L'Océan est incontrôlable, impressionnant, intimidant, effrayant. L'Océan est beau. Il possède une beauté violente propre à lui-même. L'Océan regorge de richesses cachées et, quand un heureux élu arrive à en apercevoir une, il doit se considérer chanceux. L'Océan donne, mais il sait aussi reprendre. L'Océan est juste. C'est un lieu où tout est possible. L'Océan est là, tout proche de nous, mais pourtant si éloigné, si inatteignable. On croit le connaître, on croit avoir découvert toutes ses merveilles, mais il en cache bien d'autres qui vous feront écarquiller les yeux, qui vous donneront envie de vous pincer votre peau pour vérifier que vous ne rêvez pas. L'Océan est mon ami, il l'a toujours été. Je m'y suis toujours sentie chez moi. Même en plein hiver, j'y allais tremper mes pieds dans ses eaux. Je frissonnais, j'avais froid mais j'ai toujours vécu ce moment comme une bénédiction. L'Océan me bénissait de ses eaux pures. Il me faisait don de ses pouvoirs magiques. Je me sentais régénérée par la rencontre du sable fin et humide et de mes orteils. Je me sentais revivre, ou plutôt renaître. C'est cela, oui. A chaque fois que j'ai été en contact avec l'Océan, une pression au creux de mon abdomen apparaissait, je me sentais renaître, comme si avant de le rejoindre j'avais été dans la peau d'une vieille dame de quatre-vingt ans et qu'à la simple goûte d'eau salée sur mon corps, je redevenais une enfant pleine de vie. L'Océan est ma renaissance. L'Océan est mon échappatoire, du moins, il l'était. On m'en a arraché. On me prive de lui. Ne comprennent-ils pas que j'ai besoin de l'Océan comme j'ai besoin d'oxygène dans mes poumons, comme j'ai besoin d'eau pour étancher ma soif ? Ne comprennent-ils pas qu'il est nécessaire à ma survie ? Qu'il est indispensable à ma vie ? Comment ne peuvent-ils pas saisir tout cela ? Pourquoi est-ce si abstrait à leurs yeux ? Ils me l'enlèvent, m'arrachent à l'Océan, à la vie. Ils me séquestrent dans une prison de béton aux murs immaculés. Mais j'ai compris. J'ai compris que cette perfection qu'ils me donnent à voir n'est qu'une ruse. Cette blancheur est bien trop pure pour cacher tous ces pêcheurs qui ont occupé cette pièce. Cette pièce qui est désormais mienne, que je hais plus que de raison. Je n'ai plus de raison, elle m'a été volée comme j'ai été volée à l'Océan. Il avait besoin de moi comme j'avais besoin de lui, je le sais maintenant, je l'ai compris. Ils me l'ont arraché comme on enlève un enfant à une mère. Une entaille en plein cœur, voilà cette impression que j'ai au fond de ma poitrine. Elle n'a jamais cicatrisé, elle est toujours à vif, sanglante et douloureuse.
On avait longé la côte. Papa me l'avait promis, il avait tenu sa parole, jusqu'au moment où il avait dévié sa route. Je m'étais exclamée. « Tu t'attendais à quoi ? Faut bien qu'on se barre de ce foutu endroit à un moment ou à un autre ». Je n'avais rien dit. Je n'avais trouvé aucun mot. J'avais vu l'Océan partir et me quitter. Ou plutôt, je m'étais vue partir et le quitter, impuissante. Je me serai jetée de la voiture en marche si je l'avais pu. J'aurais pu le faire. J'aurais pu, j'aurais du. Bientôt, il n'avait plus été à porter de vue. Les larmes avaient coulé sur mes joues. Elles avaient eu un goût salé, comme si elles provenaient de l'Océan, je m'étais dit. J'avais pleuré l'Océan. Il m'avait quittée, il s'était échappé de mon corps. J'avais essayé de le garder tant bien que mal à l'intérieur de moi. J'avais lutté pour ne plus laisser ces larmes couler. Du bout de la langue, j'en avais conservé quelques unes, les plus désespérées. L'Océan n'avait pas le droit de me quitter. Il ne pouvait m'abandonner.
Je me sens prisonnière, prisonnière de moi-même et de cette chambre. Il n'y a qu'un lit, une armoire, un petit bureau et son tabouret. C'est tout. « Le stricte minimum » avait dit Papa. Je n'en ai rien à foutre de ce lit et de ce bureau. Ce n'est pas cela, le stricte minimum. L'Océan l'est. Il est mon essentiel et il le sait. Papa le sait. Il ne m'en a jamais parlé. Il sait que cela va être dur, mais il n'a rien dit. Il n'a jamais rien dit. Je m'étais toujours dit que la parole était insignifiante et ne signifiait rien. Aujourd'hui, je ne sais pas. Je ne parle pas beaucoup, je n'exprime que le 'stricte minimum', mais, parfois, je me dis qu'il aurait peut-être été utile de dire certaines choses, aussi insignifiantes soient-elles. Peut-être, ou peut-être que non. Je ne sais pas. L'Océan ne parle pas et dit néanmoins tant de choses. Certains jours, j'ai l'impression d'avoir perdu l'usage de la parole. Aucun mot ne sort de ma bouche. Je crois que c'est pour cela que Papa m'a amenée ici, je ne sais pas. « Bon, c'est l'heure. Tu vas être sage, hein ? » Il avait passé une main dans mes cheveux et les avait ébouriffés. Je crois que c'est sa façon de dire je t'aime, je ne suis pas sûre. Moi, je suis restée là, à le regarder partir. Je suis incapable de ressentir quoi que ce soit. Aucune émotion ne percute mon cœur, c'est le calme plat, aucune rive à la surface, le néant des profondeurs.
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La rose noire
Cerita Pendek"La rose noire" est un recueil de nouvelles. Ces nouvelles sont détachées les unes des autres et peuvent se lire dans le désordre. Certaines nouvelles se rejoignent cependant, dont celles qui racontent l'histoire de Léo, un personnage fort attachant...