Chapitre 1

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— Attention à ta garde, tu découvres trop ton flanc gauche.

La déclaration de Carlos, l'entraîneur d'Ornella, eut l'effet escompté. Son adversaire porta aussitôt son attention dans cette direction, plongeant la tête la première dans le piège tendu.

Amateur, songea-t-elle.

Croyait-il vraiment que Carlos trahirait ainsi une faiblesse ?

Encore un qui pense que le fait d'être une fille me rend plus bête et incapable de me battre !

Dans les faits, du haut de ses vingt-quatre ans, Ornella avait plutôt tendance à penser, au contraire, que l'entrejambe des hommes était un frein à l'utilisation de leur cerveau. La preuve, depuis que le combat « amical » avait débuté, Toby, l'homme qui lui faisait face, enchaînait les erreurs à cause de ses préjugés.

Premièrement, il n'avait pas arrêté de se moquer d'elle avec sa bande. Cela avait commencé avec des allusions au fait que la femme de ménage s'était trompée d'horaire pour venir travailler, puis avec une remarque sur le fait que le Jackson's venait d'étoffer son forfait d'abonnement avec un nouveau service pour aider à « décompresser » après un bon combat.

Au bout d'un moment, énervée, elle avait défié ce petit prétentieux de l'affronter sur le ring. Ce dernier avait alors commis sa deuxième erreur en ne la prenant pas au sérieux. Il avait même eu le culot de déclarer :

— Chérie, tu n'as pas compris où tu es. Ici, c'est pas une salle de gym pour travailler les abdos et les fessiers, c'est une salle de boxe pour les hommes, les vrais.

Il avait alors commis sa troisième erreur. Ici, comme il l'avait si bien dit, c'était lui le novice. Elle fréquentait le Jackson's Club depuis presque six ans. S'il avait fait partie des habitués, il aurait immédiatement compris sa méprise.

Il avait ensuite aggravé son cas en la reluquant comme si elle n'était qu'un simple bout de viande, se régalant justement de ses abdos et ses fessiers.

À ce stade, Ornella n'avait eu plus qu'une idée en tête : réussir à le faire monter sur le ring pour lui apprendre d'une part le respect des femmes et d'autre part ce qu'il en coûtait de jouer les machos avec elle.

Depuis maintenant six ans qu'elle pratiquait ce sport, elle ne comptait plus le nombre de raclées qu'elle avait distribuées à des petits prétentieux dans le genre de ce Toby. D'ailleurs, elle devait bien reconnaître que c'était son petit plaisir. Et loin de la décourager, Carlos la soutenait.

Contrairement aux autres hommes de la salle de boxe, l'entraîneur l'avait prise au sérieux dès la première fois qu'elle avait franchi les portes de la salle. Quand elle avait affirmé vouloir apprendre à se battre, il lui avait déclaré sans ombrage :

— Je me moque de ce que tu as entre les jambes, ce qui compte, c'est que t'aies la niaque et l'envie de te battre.

— Je ne rêve que de ça, lui avait répondu Ornella, ne se formalisant pas de ses manières un peu bourrues.

Tous les autres entraîneurs s'étaient moqués de leur collègue, mais Carlos s'était contenté de prédire :

— Tu verras, très bientôt, ils comprendront leur erreur et riront jaune. Ce sera bien fait pour leur gueule !

C'était à partir de cet instant qu'Ornella avait su qu'elle s'entendrait à merveille avec celui qui venait d'accepter de devenir son entraîneur.

Pour en revenir au combat actuel, le type musclé – mais sans cervelle – avait commis sa énième erreur en la sous-estimant avec des gants de boxe. Après avoir accepté de se battre en ricanant, il avait joué au coq de basse-cour, persuadé d'avoir très rapidement le dessus. C'était sans doute l'erreur qu'il allait regretter le plus amèrement.

Une fois le pied posé sur le ring, il avait sonné le glas de son ego. Et, loin de le plaindre, Ornella se régalait à l'idée de la déculottée qu'il allait prendre. Peut-être arrêterait-il ensuite de traiter les femmes comme des moins que rien. Dans le cas contraire, elle se serait au moins amusée à lui rabattre son caquet !

Agissant comme beaucoup de mecs qu'elle avait affrontés avant lui, Toby se fia aux paroles de Carlos et plongea sur son flanc gauche, pensant ainsi tenir un angle d'attaque. Manque de chance pour lui, son mouvement lui fournit l'ouverture qu'elle attendait pour lui décrocher un magistral coup de poing sur la joue gauche.

Certes, elle n'était pas bien imposante. D'ailleurs, Sue, sa collègue de boulot, passait son temps à l'appeler « la crevette ». Sauf que la crevette avait un sacré bon crochet du droit !

Si un homme du gabarit de Toby avait réalisé le même exploit, il aurait certainement mis ce petit prétentieux KO. En l'occurrence, il se retrouva simplement sonné et secoua la tête pour retrouver ses esprits.

Ça lui apprendra ! pensa Ornella.

Le machisme était une des choses l'énervant le plus, certainement car elle y était confrontée beaucoup trop souvent à son goût. Le fait qu'il soit souvent associé à la frustration de ne rien pouvoir faire en retour, lui donnait une saveur encore plus amère.

Dès que l'occasion lui était offerte de prendre sa revanche, elle ne se retenait donc pas et ne culpabilisait pas un quart de seconde qu'un homme paie pour les autres. Après tout, il l'avait mérité, indépendamment du comportement de ses pairs.

Toby releva la tête et la vue du filet de sang coulant au coin de sa bouche la fit jubiler, tout comme l'air choqué-outré qu'il arborait. En retour, elle lui envoya un sourire éblouissant. Il se mit alors à enrager, commettant une nouvelle erreur.

Tout boxeur savait que perdre son sang-froid équivalait à perdre le combat. Ses gestes devinrent de plus en plus brouillons. De son côté, elle ne lui laissa aucun répit, enchaînant les coups et esquives. Malgré ses nombreuses tentatives, son adversaire ne parvint pas à la toucher une seule fois.

Bientôt, le corps de Toby en eut assez de se faire martyriser et abandonna la partie. L'homme s'écroula inconscient sur le sol. Battu par KO.

Dans la salle, seul le bruit du buste et de la tête de son adversaire touchant le sol résonna. Les hommes attroupés autour du ring regardaient la scène dans un silence solennel.

Durant ses premiers entraînements, beaucoup l'avaient observée avec plus ou moins de discrétion. Ils semblaient amusés de voir une nana haute comme trois pommes s'exciter sur un sac de frappe.

Lorsqu'elle avait gagné son premier combat, ils avaient changé leur façon de la regarder. Après avoir vu ce dont elle était capable, ils avaient ri jaune, n'admettant pas qu'elle parvienne à avoir le dessus sur eux.

Encore aujourd'hui, certains ne comprenaient pas que les muscles ne faisaient pas tout dans ce sport et que l'esprit était également un puissant allié.

Certains étaient toujours gênés à l'idée de la voir sur un ring. Pour eux, ce n'était pas la place d'une fille. En cas de danger, elle devait avoir un père, un frère, un mari ou un petit ami pour la défendre. Elle n'avait pas à se battre elle-même.

Quelle bande de machos.

D'ailleurs, certains membres du club refusaient obstinément de se battre contre elle, prétendant être incapables d'affronter une fille, que cela allait à l'encontre de leur éducation.

Si elle suspectait un ou deux de se servir de cette excuse par peur de se faire ridiculiser, pour les autres elle les savait sincères et n'était pas vexée. Si tous les hommes étaient outrés à l'idée de frapper une femme, il y aurait beaucoup moins de ses consœurs en difficultés.

Après ce silence pesant, où certains la fixèrent avec une petite pointe de fierté (les habitués), d'autres avec des yeux exorbités (les nouveaux ne l'ayant jamais vue combattre) et d'autres avec de l'amertume (les plus machos), les hourras fusèrent, scandant le surnom qu'ils lui avaient attribué trois ans plus tôt : La sorcière de Jackson.

Ornella - Nefasta T1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant