Prologue

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14 juillet 2011


Les criquets des champs avoisinants chantaient de leur doux grésillement caractéristique, se répercutant en écho avec les cris de joie des enfants jouant au loin et les gazouillements des oiseaux tapis dans les arbres. Le vent était absent et la chaleur apprivoisait les trente-deux degrés en cette fin de journée d'été. Avec cette chaleur bientôt étouffante, pourquoi la jeune femme, aux cheveux noirs comme les grilles imposantes du cimetière devant lequel elle se trouvait, ne pouvait s'empêcher de frissonner ?

« Mademoiselle ? » tonna une voix roque de vieillard.

Maria se retourna vivement, une main posée sur son ventre arrondi et l'autre tenant un coquelicot fraîchement cueilli, vers l'homme aux cheveux gris et à la peau parfaitement bronzée et frippée, qui venait de l'interpeller.

« Oh, Maria ?! C'est bien toi ?
— Ravie de vous revoir, Roger ! » sourit la concernée en guise de réponse.

Roger la prit maladroitement dans ses bras. Maria lui rendit chaleureusement son étreinte.

« Je ne savais pas que tu venais. C'est étonnant que ta mère n'ait rien dit. Nous ne nous sommes pas revus depuis ton mariage. Il y a quoi ? Deux ans ? Je vois que tu attends un heureux événement. Joe doit être dans tous ses états ! J'aimerais revoir ce gaillard bientôt papa. Ça aussi, ça m'étonne que ta mère ait gardé le silence ! Vous restez longtemps ? débita le vieil homme amaigri, qui autrefois paraissait si imposant aux yeux de la jeune femme.
— Je reste jusqu'à la naissance du bébé. Joe est souvent en déplacement et il ne veut pas me laisser seule. J'ai eu un début de grossesse un peu difficile, et nous avons eu peur tous les deux. Mais ça va mieux, maintenant ! Vous n'avez pas idée ! Il est presque autant fatiguant que la grossesse en elle-même, plaisanta Maria. Mamoune ne sait pas que je suis là, et nous voulions lui faire la surprise pour le bébé. J'avoue que je n'avais pas la foi de la gérer pendant neuf mois. Du coup, je devrais pouvoir gérer les trois derniers en sa compagnie quotidienne. J'espère qu'elle ne m'en voudra pas trop. Vous trouverez Joe au bar de Michael, à boire les bières que je lui interdis à la maison.

Roger ricana joyeusement. Il était heure de retrouver ces gamins qui lui en avaient faire voir des vertes et des pas mûres dans leur jeunesse, lors de soirées de pleine lune, à la recherche de frissons et de fantômes. Les voilà tous parents, carriéristes, ou encore étudiants, croulants sous les responsabilités de la vie d'adulte. Le temps passe si vite, pensa-t-il.

— Le pauvre gars. J'ai hâte de voir la crise de nerfs que ta mère va faire ! M'enfin, elle va vite oublier, et sa joie prendra le dessus. Tu vas en baver, ma belle ! Mais au moins, elle prendra bien soin de toi. C'est déjà ça ! »

Roger s'esclaffa, très vite rejoint par Maria. Sa mère, c'était tout un phénomène à elle seule.

« Vous m'avait l'air en forme, en tout cas. Ça fait plaisir !
— J'ai perdu mon physiquement d'autrefois, mais la santé tient le bon bout. Tu sembles péter le feu aussi, tu as toujours tes bonnes joues.  »

Maria sourit faiblement. C'est vrai, elle était en parfaite forme. Elle leva ses yeux noirs plissés vers les grilles qui la regardaient sournoisement. Elle détestait les cimetières.

« Je savais que tu viendrais, un de ces quatre, fit soudain Roger.
Après un court silence, Maria répondit.
— Moi aussi. »

Elle regarda sa montre ; il se faisait tard. Roger s'apprêtait sûrement à fermer le cimetière quand il l'a vit. Ce dernier le remarqua et sourit légèrement.

« Je sais à quoi tu penses. Prends ton temps, Maria. Tu en as besoin depuis longtemps. Je viendrai le fermer plus tard. Personne ne s'en rendra compte, ni te dérangera. Pas le soir de la Fête Nationale. »

Roger revissa sa casquette d'un bleu marine délavé sur sa tête et lui sourit. Il fit mine de partir quand ce fut au tour de Maria de l'interpeller.

« Roger ? »

Le gentil vieillard se retourna, un sourcil, épais comme une chenille et parsemé de poils blancs frissés, arqué.

« Merci, souffla simplement la future mère.
Roger balaya sa remarque d'un revers de la main.
— Tu me retrouveras au bar de Mika, à boire les bières que Ginette m'interdit à la maison. On ira tous ensemble à la fête voir les feux, après avoir réanimé ta mère. »

Il s'en alla en sifflotant de sa silouhette recroquevillée, sous le rire cristallin de Maria.

Le silence se fit soudain. Maria eut l'impression que tous les bruits s'étaient abruptement tus. Ou n'entendait-elle plus rien, car le bruit assourdissant de ses battements de cœur, se répercutant jusque dans ses tympans et aux quatre coins de sa boîte crânienne, l'empêchaient d'entendre autre chose. Elle souffla à moultes reprises. On eut dire qu'elle s'apprêtait à répéter ses cours d'entraînement à l'accouchement.
L

e vent, qui était jusqu'à lors calme, s'éleva brutalement. La longue robe blanche de Maria tournoya dans une danse endiablée. Le coquelicot s'applatit contre sa poitrine généreuse. L'atmosphère était lugubre et douce à la fois. Le cimetière l'appelait, sous l'œil d'un corbeau qui se tenait fièrement sur le haut de ce maudit portail effrayant. Depuis quand se tenait-il là, toisant Maria de toute sa splendeur machiavélique ? Elle n'en avait aucune idée. Cette espèce d'oiseaux n'était-elle pas du genre à se balader en groupe ? Du moins, elle ne souvenait point d'en avoir jamais vu un errer seul.


« Je déteste les cimetières » croassa-t-elle.

Comme pour lui répondre, le corbeau croassa également, d'une manière froidement élégante. Maria le regarda de travers.

« J'ai le droit de ne pas aimer, non ? Je n'ai pas dit que c'est toi, que je n'aimais pas. » lui siffla-t-elle.

Le corbeau secoua vivement la tête et croassa une nouvelle fois.

« Pourquoi le défendre avec tant d'engouement ? Ce n'est qu'un grand terrain surpeuplé de pierres tombales, abritant des ossements poussiéreux qui ne servent même plus à nourrir la terre qui pourtant les abrite. »

Le corbeau croassa encore. Maria le trouva agaçant. Puis elle se sentit ridicule d'avoir presque eu un débat avec un oiseau de mauvaise augure. Comme s'il avait lu dans ses pensées, le corbeau prit son envole. Bon débarras, se fit-elle la réflexion. Elle, qui d'habitude aimait ces oiseaux — qu'elle trouvait beaux et mystiques — n'avait point envie de rester en sa compagnie. Une femme enceinte et seule avec un corbeau dans un cimetière à la tombée de la nuit. Oui, on se croirait presque dans un mauvais film d'horreur, d'un cliché légendaire. Très peu joyeux pour ce jour de fête.

La jeune femme resta encore à hésiter un moment, se demandant si elle devait franchir les quelques pas qui la séparaient de sa délivrance. Elle pensa qu'elle essaierait de revenir le lendemain, qu'elle avait fait un pas suffisamment grand pour aujourd'hui, quand le corbeau revint se poser avec grâce sur le haut du portail, croassant de plus belle. Maria était irritée par cette maudite bestiole. Mais son lourd regard, noir comme les ténèbres et brillant tel l'argenterie tout juste lustré de sa tante Yvette — qu'elle astiquait avec vigueur chaque premier dimanche du mois —, l'incita à prendre une décision. Et son courage à deux mains, par la même occasion.

« C'est bon, tu as gagné ! Je n'ai pas peur de toi, ni de ce stupide cimetière ! » cracha-t-elle.

Le cordeau se tut, comme pour la narguer, et disparut dans les feuillages d'un vertigineux chêne verdoyant. Maria franchit alors le portail à l'allure macabre — malgré les faibles rayons du soleil qui le transperçaient —, qu'elle haïssait tant, se laissant engloutir par ses propres démons.

Depuis Le Premier CoquelicotOù les histoires vivent. Découvrez maintenant