Chapitre 3

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 De longues secondes s'écoulent avant que je puisse reprendre le plein contrôle de mon esprit et que mes jambes ne se décident enfin à réagir aux ordres que mon cerveau lui lance. Je m'élance à la poursuite de ce fantôme du passé, persuadée qu'il existe une explication rationnelle à son apparition soudaine et à ce que je suis en train de vivre. Parce qu'il en existe forcément une, n'est-ce pas ? Je ne peux pas être en train de tout inventer, je ne peux pas être en train de devenir dingue au point d'halluciner.

Je ne peux pas.
Je ne veux pas.

En passant devant mon immeuble, j'abandonne lâchement, aux pieds d'un Keoni perplexe, mes affaires. Je sais que c'est perdu d'avance, que je n'arriverais jamais à le rattraper, mais que serait la vie sans un peu d'optimisme ? Alors, j'allonge mes foulées et j'accélère l'allure. Au loin, j'entends mon ami crier quelque chose qui s'apparente à une injure dont mes oreilles se seraient bien passées, suivi d'une exclamation d'incompréhension.

« – Putain, mais qu'est-ce que tu fous, Grimm ?! »

Ce que je fous ? Honnêtement, si ce n'est me raccrocher au désir inavouable de revoir Ashton, je n'en sais rien. Je ne devrais pas courir après quelqu'un qui à le malheur d'être son sosie, je ne devrais pas laisser mon cœur se gonfler d'espoir, mais il n'y a rien à faire. J'ai beau me répéter qu'il est mort, je n'arrive pas à m'enlever ce visage, son visage, de la tête. On ne peut pas autant être la copie conforme de quelqu'un, c'est insensé.

Et quand j'arrive au bout de la rue, que j'observe la ruelle que l'inconnu a emprunté peu de temps avant moi, j'ai l'immense surprise de tomber nez à nez avec une impasse. Une impasse sans aucune trace de l'homme au bandana, sans aucun moyen possible pour lui d'en sortir, si ce n'est en revenant sur ses pas. Mais le problème, il est là, il n'a jamais fait demi-tour et il ne peut pas s'être volatilisé en un claquement de doigts.

C'est donc à ça que ressemble la folie ?

La vérité me fait mal, comme un puissant coup de couteau en plein cœur. Il est mort. Il ne reviendra pas, jamais. Et moi, pauvre imbécile, je continue d'espérer, de croire qu'un miracle pourrait se produire et me le ramener. Mais la vie n'est pas un joyeux conte de fées et il serait temps que je le comprenne.

« – Tu peux m'expliquer à quoi tu joues ? Ça rime à quoi tout ça ? »

Lentement, le visage inondé par les larmes, je me tourne vers mon ami qui se tient juste derrière moi et dont l'agacement se fait sentir. Mon sac est jeté sur l'une de ses épaules, ses bras sont croisés sur son torse et il attend une explication qui n'arrivera sans doute jamais de ma part. Mais quand mes yeux croisent les siens, son visage s'assombrit, avant d'être rongé par l'inquiétude.

« – Lizzie... »

Sa voix est hésitante, autant que ses gestes et je m'en veux de lui infliger ça, de lui montrer dans quel état pitoyable je suis capable de me mettre. Alors, entre deux sanglots, je balbutie quelques excuses. Parce que je déteste cette partie de moi, rongée par le passé, faible et fragile. Parce que la raison de mon trouble ne devrait plus m'atteindre depuis longtemps.

« – Je ne suis pas certain de bien comprendre ce qui se passe, mais s'il y a bien une chose dont je suis sûr, c'est que tu n'as pas à t'excuser, Lizzie Grimm. »

Finalement, sa main se referme sur la mienne et, sans attendre une quelconque réponse de ma part, il m'entraîne à sa suite, en direction de ma résidence. Transformée en robot, mes mouvements ne s'effectuent que par automatisme et le trajet jusqu'à mon appartement s'est fait dans le plus grand des silences. Lorsqu'on passe le seuil de ma porte, les battements de mon cœur se sont calmés, mes larmes ont cessé de couler et mon corps s'est arrêté de trembler, mais mon cœur, lui, est toujours blessé, une douleur vive me consumant de l'intérieur. Comment ai-je pu être aussi naïve, aussi stupide ?

Alors que Keo s'éclipse dans la cuisine, je me laisse tomber sur mon canapé, m'emmitouflant dans ma couverture en polaire, espérant secrètement qu'elle possède la capacité de me faire disparaître, mais on est bien loin de la cape d'invincibilité d'un célèbre sorcier. Malheureusement. Mon ami revient avec deux chocolats chauds et me tend l'un des mugs que je regarde avec un profond désintérêt.

« –Tu as vraiment cru que j'avais cinq ans et demi ? Tu n'as rien de plus fort à me proposer ?

– Ferme-là et bois, me répond-il d'un ton dur et ferme. Je ne veux pas que tu oublies tes problèmes le temps d'une nuit, mais te remonter le moral. »

Je lève les yeux au ciel, me promettant de passer à l'étape supérieure une fois qu'il sera parti et j'accepte, à contre cœur, la boisson chaude qu'il m'a gentiment préparé. Le traître s'assoit à mes côtés, ne se gênant pas pour me donner un coup de fesse pour m'obliger à me décaler et mon envie de le noyer dans sa tasse monte en flèche.

« – Tu m'expliques ?

– Non.

– Ok. »

Sa réponse me fait froncer les sourcils. Depuis quand lâche-t-il l'affaire aussi rapidement ? Il sait se montrer perspicace et très persuasif quand il s'agit de me faire parler et de satisfaire sa curiosité.

« – C'est tout ? Tu n'insistes pas plus ? »

Il hausse les épaules.

« – Non, après tout on verra bien combien de temps tu tiendras en m'ayant sur le dos. Maintenant, poursuit-il, les yeux brillants de malice, si tu veux éviter de voir ma jolie frimousse tous les jours à ton réveil, tu sais ce qu'il te reste à faire... »

Sous la surprise, je manque de m'étouffer avec ma propre salive. J'adore Keo, vraiment, mais il est hors de question qu'on vive sous le même toit. Premièrement, parce qu'il n'a aucune notion du mot 'intimité' et qu'une cohabitation pourrait s'avérer extrêmement gênante, autant pour lui que pour moi. Et deuxièmement, parce qu'il est tout simplement insupportable et difficile à vivre.

« – Tu est un être perfide et cruel, je lâche en soupirant, j'espère que tu en as conscience.

– Ce ne sont pas forcément les mots qui me viennent à l'esprit pour décrire mon humble personne, mais venant de toi, je vais prendre ça pour un compliment. »

Parfois, j'oublie que je ne suis plus la seule à pratiquer le sarcasme de haut niveau. Keo a eu le meilleur des professeurs – moi – dans la discipline et n'a aucune honte à me battre sur mon propre terrain de jeu. Et encore moins à me narguer avec son éternel sourire et son petit air de triomphe. Bonté divine. Qu'on me retienne de lui renverser mon chocolat sur la tête.

« – Alors ? Tu me racontes ou tu commences à me préparer ta chambre d'amis pour que je puisse m'installer chez toi ? »

Un torrent de questions envahit alors mon esprit. Serais-je légitime en lui racontant la raison de cette course ? Me croira-t-il seulement ou me prendra-t-il, à son tour, pour folle ? Ne devrais-je pas plutôt garder cette histoire pour moi et me débrouiller pour qu'il craque le premier ? Parler ou me taire ? J'ignore qu'elle est la meilleure solution, mais c'est mon meilleur ami, je devrais pouvoir tout lui raconter sans craindre le pire. 

« – Ne parle pas de malheur, par pitié. Je vais tout t'expliquer... »  

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