fiction - Détraquée

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Elle reste belle. Ses paupières fermées sont rougies, ses pommettes sont plus saillantes que jamais, ses joues extrêmement creusées lui donnent un air macabre, son teint n'a jamais été aussi pâle, ses cheveux bruns sont gras et attachés en un chignon, affinant plus encore son visage paisible. Paisible mais aussi triste. Elle reste magnifique. Cet état déplorable n'enlève rien à son charme. Son bras droit est piqué pour la faire manger et boire. Son avant-bras gauche est totalement bandé. Un tuyau entre dans ses narines pour lui donner l'air en bon état et en abondance suffisante. La salle immaculée de blanc est silencieuse, mis à part les bips incessants de la machine, assurant au monde qu'elle est encore en vie.

Quand il a appris où elle se trouve, il a fait au plus vite. À l'accueil, on lui a indiqué la chambre cent dix-neuf, au second étage, à droite. Il est entré en trombe dans la chambre. Quand la porte s'est fermée sur le son des voix du couloir, le calme, à peine troublé par les bips et le battement de son cœur, l'a frappé de plein fouet. À son chevet, il y avait déjà quatre cartes de rétablissement et un bouquet de roses avec une boîte de petits oursons en guimauve et au chocolat. Ah oui. On est le quatorze février, aujourd'hui. Il trouve ça stupide. Personne ne se rend compte des raisons pour lesquelles elle est ici. Elle ne lira jamais les cartes roses remplies de faux courage, d'amour inexistant et de parfum répugnant. Elle n'appréciera jamais les couleurs vives des roses qui auront fané depuis un bon moment. Elle ne mangera jamais ces sucreries débiles. Elle est si maigre. Pourtant, il se souvient d'elle, il y a moins d'un an.

Pleine d'énergie, resplendissante, potelée, il n'y avait pas un jour sans qu'elle ne sourie. Issue d'une famille ni trop pauvre ni trop aisée, ses parents pouvaient lui donner presqe tout ce qu'elle voulait. Elle ne manquait de rien. Elle mangeait à sa faim, s'habillait comme elle le voulait, pouvait s'accorder de temps à autres une sortie en ville avec sa meilleure amie, au café où elle prenait toujours un latte au chocolat avec un croissant. Mais il se souvient aussi du jour où il a reçu une photo sur Snapchat, montrant sa balance avec une explication. La balance affichait 49,7 et il était écrit 'la semaine derière, je pesais 50,8'. Il se souvient évidemment de l'inquiétude qu'il avait commencé à ressentir et chaque jour, il lui demandait si elle mangeait correctement. Chaque jour, la réponse était 'non'. Et chaque semaine, elle perdait au moins trois kilos. Il la prenait dans ses bras, comme chaque fois, et au lieu de l'aider, il remarquait juste qu'elle maigrissait. Bien sûr, il se souvient encore plus de ce soir où elle l'avait appelé sans prévenir, sur Wattsap, pleurant à chaudes larmes. Un 'pote' lui posait trop de questions auxquelles elle n'avait pas de réponse et ça lui faisait du mal, à elle, qui était déjà si frêle. Elle disait avoir l'impression que tout se retournait contre elle, que tout le poids du monde s'abaissait sur ses épaules. Les questions, de plus, portaient uniquement sur son mal-être.

Elle est vraiment magnifique. Elle tient ça de son père. Enfin, de sa grand-mère paternelle. Ses grands yeux verts brillants et son visage ovale viennent d'elle. Ses lèvres fines et son nez droit aussi. Sa grand-mère est morte l'hiver de ses huit ans. Elle était ravagée de cette perte. Il le sait si bien, lui qui connaît sur le bout des doigts la jeune fille. Sept ans après, le mal est toujours aussi présent. Elle tient aussi de son grand-père. Ses cheveux bruns, souples et brillants, sont les même chez cet homme. Chez lui, on mange bien et beaucoup. Être potelé est un avantage. Heureusement qu'il habite loin, sinon, elle serait dans un bien pire état. Mais encore. La ressemblance la plus frappante, c'est celle entre elle et son oncle. Et le pire, c'est que son oncle est la pire personne de toutes.

Il se souvient d'une nuit qu'ils avaient passée ensemble. Elle s'était arrêtée de rigoler d'un coup et sa voix commençait à trembler. Il s'était bien sûr inquiété pour elle, alors il lui a demandé ce qui n'allait pas. Elle a sourit tristement et s'est lancée dans un récit plein de douleurs. Cet oncle, disait-elle, l'avait cassée en mille morceaux. Son enfance a été brisée par les doigts venimeux de cet homme à qui elle ressemble tant. Depuis, elle a perdu son estime pour elle-même. Non, disait-elle, elle n'est pas belle. Et elle le pensait vraiment. Quand elle se regarde dans le miroir, elle voit cet homme. Il comprend totalement ce complexe. N'est-ce pas évident ? Il l'aime, il la soutient. Quand on lui dit qu'elle est belle, elle sourit. Elle sourit, mais il n'y a rien de sincère. Arrêtez de lui dire qu'elle est belle, elle n'est que le reflet du pire connard qu'elle connaisse. Lui dire qu'elle est belle ne fait que lui rappeler son apparence qu'elle qualifie elle-même de sale.

Alors elle a commencé à s'affamer. Elle ne mange plus que ce dont elle a besoin pour survivre. Elle maigrit à vue d'œil, kilo par kilo. Au début, elle perdait un kilo par semaine. Puis elle est passée à deux kilos. À la cinquième semaine, elle avait perdu dix kilos. À partir de là, elle est passée à une perte de cinq, puis six kilos par semaine. Elle n'en avait parlé qu'à lui, par peur des réactions des autres. Elle ne voulait pas alarmer le monde, elle ne voulait pas qu'on la force à manger plus, elle voulait juste le prévenir. Lui, il a juste répondu qu'il l'aiderait à passer cette épreuve. Il a dit qu'il la soutiendrait, et qu'elle irait mieux. Résultat : elle est dans un lit d'hôpital avec des machines qui bipent et elle souffre toujours autant.

Il se lève de ses genoux sur lesquels il s'était effondré et s'approche de son visage. Il la dévisage. Putain, mais qu'est-ce qu'elle est belle, cette fille. Se penchant, il l'embrasse tendrement, pour la première et dernière fois. Les bips s'accélèrent lentement, et quand il se relève, il attrape le tuyau transparent qui passe par ses narines. Une boule se forme dans sa gorge, et le fait hésiter. Doit-il vraiment le faire ? Oui. Une larme coule le long de sa joue. Les bips s'espacent rapidement. La tension de la fille descend. Un simple et interminable bip prend place dans la salle. Les larmes coulent en abondance. Il ne tient plus sur ses jambes. Il s'écroule au sol. Il s'allonge au sol et tente de respirer. Sérieusement ? Une crise d'angoisse ? Maintenant ? Non. Il voit flou mais se relève. Il récupère les présents et sort de la pièce blanche en titubant. Dans le couloir bruyant, il met tout à la poubelle et s'assoit. Il se déteste. Il l'a tuée. Il a envie de mourir.

Merde.

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Merci pour ta lecture.

La Solitude Du PyjamaWhere stories live. Discover now